"Sundown dazzling day
Gold through my eyes
But my eyes turned within
Only see
Starless and bible black"
Un déluge, un fracas, un orage terrible avant le sommeil bienheureux, pendant sept ans. Voici Red, manifeste d’un pré-hard quasi indus et d’un free jazz copulant généreusement sur le trottoir, à la vue et aux oreilles de tous. La ville est à tout le monde, comme Lou Reed le disait fort bien: "take a walk on the wild side" .
Jamais King Crimson ne fut aussi bon que sur Red, en trio resserré, admettant malgré tout leur non-omniscience en acceptant l’aide de vieux copains. L’histoire de la formation fumeuse de Robert Fripp pourrait s’étaler sur des pages et des pages, mais malgré tout cet étalage une chose resterait certaine : King Crimson est une pierre angulaire majeure de ce qu’on appelle toujours aujourd’hui le rock progressif (ou juste prog, pour les intimes). Je laisserai aux soins attentifs de nos amis historiens de la musique de résumer ce périple, moi je veux seulement parler de Red.
Robert Fripp, guitare (pas encore tronçonneuse) et mellotron, John Wetton, basse et vocaux, et Bill Bruford, batterie. Voilà King Crimson mark ’74, loin du big band de 1969, avec ce Greg Lake pas encore vantard et n’ayant encore trouvé ni Emerson ni Palmer. Non, c’est Wetton qui chante ici, gardant néanmoins cette identité crimsonnienne de chant assez désincarné, lointain, comme cette musique tout compte fait.
King Crimson n’est même pas un groupe à proprement parlé, c’est un cadavre transformé en mannequin, balancé aux fenêtres de Polydor par un Robert Fripp qui ne doit définitivement pas savoir quoi faire. Red est le proche suivant de Starless & Bible Black, en version resserrée, capitaine Fripp ayant restreint le staff officiel de manière drastique. Ayant commencé à élargir ses possibles notamment auprès d’un Brian Eno touché par la grâce à cette époque, Fripp sent le vent tourner, et le rock progressif battre de l’aile, 1974, un an après The Dark Side Of The Moon de leurs voisins si éloignés (comme cette part de la famille que l’on ne voit jamais) de Pink Floyd. Le prog quitte l’avant-garde, maintenant occupée par les proto-punks, pour conquérir le plaisir des « caves » pour citer Howard Becker. La sociologie du musicien de jazz, s’assurer une vie décente en se rendant « commercial » ou persister dans son art, subsister difficilement mais accompagné par la reconnaissance et l’admiration de ses comparses. Crimson a vendu ses disques, impossible de savoir comment : posez donc une oreille sur cette « merveille » qu’est Lark’s Tongues In Aspic, vous comprendrez sûrement.
Y a-t-il un meilleur groupe pour représenter la folie pure ? Peter Hammill et Punk Floyd (aucune faute) peuvent aller doucement (car nous les estimons) se rhabiller. Insaisissable, fou, névrosé, dangereux, et Red est leur summum. Pourquoi Red ? Robert Fripp a-t-il correctement étudié son Velvet Underground ? Car si ce disque devait avoir un jumeau, ce serait absolument White Light/White Heat. Tous les aiguillons dans le rouge, quitte à risquer la distorsion. La douceur peut être rugueuse, les roses sentent bon, mais il est tellement aisé de se piquer.
J’aborde les chansons cas par cas d’habitude. Je n’en ai pas envie ce soir, paresse, flemme, pensez ce que vous voulez. Red s’aborde comme concept, et pas comme un simple album de rock, prog ou pas. C’est de la noirceur pure, peut être le premier album de metal à proprement parlé. Listons les titres et voyez-vous-même : « Red », « Fallen Angel », « One More Red Nightmare », « Providence » et « Starless ». Des anges tombant du ciel, des cauchemars rouges (encore !) et des cieux sans étoiles. Le noir complet, la mort de Dieu, le tumulte dans le sommeil, un ciel qui peu à peu s’abat sur nous. Inspiré par le rock expérimental et cru, ainsi que par le free jazz, Fripp, Wetton et Brufford proposent un disque sans concession, le meilleur de King Crimson. Il agit comme un condensé de toute leur carrière jusqu’à maintenant et, s’il reste expérimental, cette part s’axe désormais sur un aspect plus technique (Fripp découvrant toutes les possibilités des overdubs de guitare). Les compos sont naturellement travaillées, mais comme King Crimson s’offre un cadre restreint, loin des opulents doubles (voir triple !) albums de leurs collègues, celles-ci sont d’autant plus efficaces. Wetton fait ronronner sa basse, Brufford résonner ses cymbales brisées, et Fripp avance peu à peu sur sa « guitare tronçonneuse », bientôt au point comme pourrons en profiter Bowie et les Talking Heads.
Red dépasse le punk qui arrive. Red dépasse tout en réalité et constitue un album « lourd » comme a pu le décrire Rolling Stone. C’est certainement pour cela qu’il s’agit du deuxième album le plus reconnu de la formation, après In The Court Of The Crimson King, inventeur du prog, carrément.
Le groupe se mettra en sommeil, mais pas comme leurs confrères de Van Der Graaf Generator. Eux, dormant, ils le resteront. Robert Fripp apprendra la production et le contact des jeunes et reviendra frais ( et avec Adrian Belew et sa six cordes "animale", pour ceux ayant la référence...) pour un Discipline somme toute très new wave.
Red, la mer rouge se referme… Bonne nuit les caves.