Yelle scande : "Je chante en français des années 80". Il faut avoir un culot doublé d'une grande naïveté pour affirmer une chose pareille quand on produit des chansons aux sonorités aussi modernes, finalement loin, très loin de cette nostalgie promise, qui se retrouve davantage dans les textes - encore qu'eux aussi sonnent assez contemporains. Yelle, c'est un esprit. Pas celui d'une génération, ni celui d'un courant musical. C'est plutôt celui d'une individualité, l'expression imagée, faussement ingénue, d'une personnalité profonde. Derrière les rythmes engageants et simples, c'est une musique qui s'écoute pour soi, qui se reçoit dans l'intimité. Le tour de force est d'autant plus grand que beaucoup de chanteurs français se cassent les dents sur cette fameuse sincérité, cette obsession de vouloir dire des choses venant du fond du cœur qui, quand elles atterrissent dans l'oreille, font davantage l'effet d'une guimauve bien collante. Yelle, c'est d'abord ça : l'équilibre des textes, la recherche maniaque, et fructueuse, de couplets qui font sens. Le double niveau de lecture qu'on trouvait dans Pop Up se retrouve dans Safari Disco Club, dont chaque chanson peut être prise pour une invitation à la danse ou à la mélancolie.
Plus que son prédécesseur, Safari Disco Club est passé maître dans l'art du poignardage dans le dos. Les textes, à la fois simples, profonds, puissants sans être lourds, alternent entre euphorie et dépression, jouent avec virtuosité d'une bipolarité parfaitement maîtrisée. Il faut écouter "C'est pas une vie", où Yelle scande joyeusement à son compagnon : "Tu mérites mieux... que nous deux", ou "Unillusion", qui chronique la joie fragile et illusoire d'être ensemble... En surface, c'est une sorte d'euphorie immature, une envie de croquer la vie à pleine dents, un regard naïf et plein de volonté sur la vie et ses plaisirs les plus simples. En profondeur, c'est une inquiétude, une intense mélancolie, quelque part une grande sagesse, une sorte de recul déchirant. Plus que dans Pop Up, écouter une chanson de Yelle, c'est faire l'expérience de paroles très simples, qui véhiculent des émotions fortes et contradictoires. Les textes sont extrêmement bien écrits, courts, percutants, allant à l'essentiel. La rime est simple mais élégante. Safari Disco Club est l'un des rares albums de chanson française contemporaine atteignant un tel niveau de qualité dans sa seule écriture.
Le Safari du titre, lui, se retrouve dans les mélodies. C'est un voyage autour du monde, tantôt glacial, tantôt brûlant, tour à tour abstrait et charnel, gazeux et compact... Les mélodies, très modernes et immédiates, explorent jusqu'au bout l'environnement dans lequel elles débutent. Ça commence en général très simplement, avec un tout petit raffinement rythmique, presque inaudible, qui permet d'éveiller l'intérêt ; ça progresse de manière cohérente, additionnant ou soustrayant les couches instrumentales (plutôt électro et sèches) en parfaite harmonie avec la couleur et l'intensité des textes. On n'est pas si étonné de constater que Yelle marche surtout à l'étranger, où les gens comprennent facilement des textes à la diction très claire et au vocabulaire évident ; on l'est en revanche davantage de constater qu'en France, pays parfois considéré comme le berceau de l'électro mondiale, le groupe, avec son style extrêmement marqué, unique, racé, ne parvient pas à décoller alors qu'il possède les qualités de ceux dont il s'inspire en y apportant une vraie patte. C'est peut-être précisément sa différence qui déboussole : pas facile d'étiqueter un groupe qui collabore avec Woodkid et Michaël Youn, qui parle de choses graves dans un écrin naïf, qui prétend chanter en Français des années 80 alors que tout chez lui crie une totale contemporanéité. En tous cas, que Yelle ne change pas : ses textes sont vrais, ses mélodies sont belles, et au diable les modes.
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