Après un premier album protéïforme et plus que prometteur, les Cure entament avec Seventeen Seconds leur trilogie dite «glacée » (comprenant également Faith et Pornography), qui reste à ce jour le sommet de leur discographie et sans doute l'une des œuvres les plus denses de l'histoire du pop-rock. Soit trois albums d'une cohérence absolue, possédant chacun leur identité tout en restant viscéralement liés.
C'est donc en 1980 que le groupe, auquel vient juste de se joindre la contribution fondamentale de Simon Gallup, décide d'explorer les pistes lancées par des morceaux tels que Three imaginary boys à travers la recherche de nouvelles sonorités et expérimentations tout en gardant un style foncièrement musical. Le résultat est stupéfiant. Le son que proposent les Cure avec ce second album combine un raffinement extrême, une véritable volonté d'élaboration et une dimension musicale constante, parfois presque dansante, et toujours vibrante. Une musique riche, complexe, profonde, et pourtant si limpide.
Le disque s'ouvre sur une courte introduction instrumentale, « A reflection », morceau au minimalisme envoûtant, qui laisse présager (à juste titre) de la grandeur de ce qui va suivre. Et c'est dès la seconde piste, « Play for today », que le miracle s'accomplit : l'implacable rythmique de Tolhurst, la basse précise de Gallup, quelques effets synthétiques ça et là, puis la montée en puissance de la guitare cristalline de Smith mettent en place l'émergence d'un son unique, lumineux, plein de reflets profonds. Suit alors le bouleversant « Secrets », morceau intimiste par excellence, et première incursion dans l'esprit torturé du leader du groupe, pas encore dépressif mais déjà extrêmement mélancolique, où la voix du chanteur – scindée en deux – s'adresse à une mystérieuse fille dont on ne sait trop si elle est purement imaginaire ou non. Le morceau suivant, « In your house », poursuit dans le domaine introspectif en reprenant les sonorités cristallines de « Play for today », mais cette fois en beaucoup plus sombres, toujours soutenu par une rythmique basse/batterie très précise. Le quasi-instrumental « Three », titre aussi rythmé que clinique, vient clôturer la première partie de l'album.
Après le très court et non plus rassurant « The final sound », la face B du disque s'ouvre sur son tube : le célébrissime single « A forest », peut être le morceau le plus représentatif de l'album, volontiers sombre, dédaléen, mais aux contours parfois éblouissants, où les paroles de Smith renouent avec la dimension absurde d'un « Killing an arab » : à la recherche d'une jeune fille dans une forêt, le protagoniste finit par se rendre compte qu'elle ne s'y est jamais trouvée et par s'y perdre, « running towards nothing, again, and again, and again... ». Mais les morceaux suivants ne pâtissent absolument de la comparaison avec un tel monument ; « M », de sa guitare avançant avec détermination, marque durablement les esprits en parvenant enfin à mettre un nom – ou une initiale – sur la fille-mystère (qui n'est autre que Mary Poole, l'amour d'enfance de Smith) ; « At night », morceau le plus sombre du disque, préfigure d'ores et déjà les voies qu'explorera le groupe lors des deux albums suivants ; et enfin « Seventeen seconds » lui-même, dont l'atmosphère désenchantée vient faire prendre conscience à celui qui vient de passer de disque du chemin effectué depuis « Play for today » – celui d'une descente toujours plus profonde dans l'esprit de Smith.
Avec ce premier chef-d'œuvre, les Cure parviennent à mettre en place une musique parfaitement introspective, s'avérant incroyablement apte à retranscrire l'espace mental de leur leader. Ce n'est toutefois pas encore cet aspect qui marque le plus : de Seventeen seconds, on retient certes une atmosphère mélancolique et tortueuse, mais surtout des rythmes, des morceaux phares, une vitalité salvatrice. Les angoisses existentielles de Smith n'ont pas encore tout à fait pris d'assaut sa musique.
La même année sort Closer, le chef-d'œuvre posthume de Joy Division ; à ce moment-là, Smith ne le sait peut-être pas encore, mais il s'apprête à suivre la même trajectoire que Ian Curtis au sortir de son prochain album, qui se révélera être le plus triste et le plus dépressif du groupe, Faith.