Le rivage gercé retient à peine mes pas, mon âme s'enfonce à chaque enjambée, je m'étiole et m'oublie dans cette tourbe antique et pourtant je ne cesse d'avancer. En face de ces eaux huileuses, sur l'autre rive, mon passé me rappelle à lui. Ma mémoire s'habite de fugaces mais fulgurantes réminiscences. De sensations mortes palpitent à nouveau à travers les fibres de mon être. Peut-être que là bas, près de ceux qui ne sont plus, je revivrai à nouveau; Peut-être que les morts m'accepteront dans le cortège sépulcrale de leur vie inachevée. Hier j'ai bafoué le temps, désormais je défie l'au-delà.
Formant un cycle éternel et brumeux avec "A DISTANT (DARK) SOURCE" (2019), le nouveau pan mémoriel des plus spirituels métalleux du globe revient nous conter les silences d'une vie enchevêtrée. Un homme parcourait fiévreusement les fantômes de son existence, sur les berges d'un mirage, le lac Tauca, grande étendue de la Bolivie paléolithique à la matière désormais effacée, mais à la mémoire encore prégnante. Car de mémoire(s), il est plus que jamais question avec "SHEOL". "Shéol" est en hébreux un lieu énigmatique : royaume des morts, tombe de l'humanité ... une source distante et sombre, dont les résurgences lumineuses sautent à la conscience.
"SHEOL" est à la fois le parfait jumeau d'un opus bicéphale, hanté par les démons de Emmanuel Jessua, chanteur/guitariste du groupe, mais également l'élan salvateur et presque candide d'une histoire tragique. Moins sombre et glacée qu'auparavant, le récit que nous compte ici Hypno5e possède une organicité et une myriade de variations atmosphériques. La touche de la batterie jazzy de Pierre Rettien et des roulements précieux de la basse de Charles Villanueva, deux nouvelles recrues du groupe, y sont pour quelque chose. La fureur du propos raconté fait le reste, et si Hypno5e n'a pas perdu l'once de sa mélancolie, il a un temps dilué sa hargne et sa rage dans une synthèse à la chaleur irradiante.
Ombres damnées, territoires perdus, histoires retrouvées puis déchues, "SHEOL" traite de tout cela à travers des morceaux incroyablement bien agencés, variés et habités par la fièvre narratrice habituelle du groupe. Chaque passage dégage une poésie brûlante, qu'intensifie la romantique plume d'Emmanuel -dont le chant clair semble encore avoir gagné en finesse, réhaussé souvent par des chœurs grandioses. Les passages acoustiques gagnent également en force élégiaque avec l'apport de cordes, de percussions, d'un piano et de petites touches éléctroniques tandis que les breaks dissonants se complexifient davantage, tendant à frôler une forme de perfection dans le chaos maîtrisé de ces déstructurations salvatrices. Les magies d'"ALBA - Les ombres errantes" (2018) ne sont jamais loin, dans la suspension des cordes trillées.
Si tout est encore question d'alternance entre calme et violence, un peu à la manière d'un Opeth, Hypno5e narre avant tout un album-concept, une histoire, et il faut donc apprécier chaque opus comme un seul et même témoignage fébrile. Quelques savoureux (et maigres) samples cinématographiques nous rappellent ça et là les gimmicks d'antan et viennent surligner les courbes du voyage, mais les racontars métaphysiques du groupe passent désormais par bien plus que cela.
Traversé par les fièvres d'esprits errants, "SHEOL" est un espace sans territoire, qui renvoie aux poussières Boliviennes comme aux intervalles tourmentées d'un amour détruit. En forgeant le parfait frère de "A DISTANT (DARK) SOURCE", Hypno5e affine la fibre de son art, et continue sa magnifique errance, dans son univers clair-obscur, au bord de grèves parcheminées.