Pour beaucoup, 2015 restera l'année où Courtney Barnett est entrée dans nos vies. Si son premier album est un collier de perles électriques désinvoltes et teintées d'humour noir, alors "Depreston" en est la pépite absolue -et acoustique. Avec cette bal(l)ade sans illusion dans la banlieue de Melbourne, l'Australienne a livré l'une des plus belles et authentiques photographies de notre époque.
Si le monde se refaisait avec un programme politique ou une conférence, ça ferait longtemps qu'on serait passés à autre chose et qu'on serait tous potes.
Alors avec qui refaire le monde ? Il est souhaitable que la réponse tienne dans la paume de la main.
Les amis. Les rares et chers amis. Ceux qui savent lire entre nos lignes (et qui savent lire tout court, d'ailleurs).
Deux, trois suffisent à nous relever quand nous tombons.
A nous payer une bière quand on n'a plus un rond.
La fin des empires bidons n'est pas encore pour cette année. Qui faut-il blâmer ? Franchement, je m'en contrefiche. Si vous croyez encore à l'utilité de cette question, passez votre chemin et bonne chance. Tout ce que l'on sait, c'est que certains mots nous aident à y voir plus clair. Ou un peu moins flou. Tout ce que l'on sait, c'est que la musique est toujours là et qu'il faut en écouter toujours davantage. Tout est là. Sous nos yeux. Dans nos oreilles. Pour ma part, j'ai depuis longtemps arrêté de chercher une réponse ailleurs que dans les chansons : le reste, c'est du vide.
Outre celle de mes amis, la voix que j'ai le plus écouté cette année est celle de Courtney Barnett. Le manuel du cool, Courtney l'a rédigé en une phrase: Sometimes I Sit and Think and Sometimes I Just Sit . Autant un album qu'une philosophie de vie. Quant au nombre de fois où "Depreston" a joué dans mes oreilles, il est astronomique. Au beau milieu des décharges électriques de l'album, ces deux accords et cette voix à la paresse dylanesque sonnent doux comme un hiver austral. Il est impossible de passer à côté son amertume retenue, de ses fins de couplet où les mots s'enchaînent en urgence, de ses notes à la slide qui résonnent comme un trop lointain centre ville. Si le monde est en train de couler, alors "Depreston" est l'île déserte qui nous sauve un temps des vagues, une perle rare que l'on gardera précieusement pour plus tard expliquer aux enfants ce qu'est réellement devenu le monde dans les années 10.
Courtney Barnett est Australienne mais la portée de sa chanson est universelle. Là où le protest song chantait l'espoir d'un monde meilleur, "Depreston" parle de la façon dont, subrepticement, le doute a remplacé la vie, cette vie dont Courtney espère seulement, en quelques strophes, qu'elle ne fût pas aussi austère que Preston, en banlieue de Melbourne. S'éloigner toujours plus loin du centre, chercher un endroit décent pour vivre, se dire "tant pis pour la vie autour", économiser en café maison une poignée de dollars par semaine, tout cela est d'une limpidité que l'on avait pas entendue depuis des décennies. Riche, pauvre ou classe moyenne, aucune banlieue au monde ne méritera jamais vraiment le nom de "ville". Et il ne sert à rien de les visiter toutes pour se convaincre qu'y vivre est sans doute la meilleure manière d'aller se coucher en rêvant d'ailleurs.
Loin de moi l'idée d'avancer la thèse selon laquelle les paroles de "Blowin in the Wind" ou "The Times They are a-Changing" n'ont plus d'écho. Ces classiques sont à graver dans le marbre. Mais avec quelques autres seulement. Il y eut beaucoup d'imitations, très peu de créations. C'est la toute la force de cette chanson de Courney Barnett : avoir enfin mis en mots ce que le monde est devenu, c'est-à-dire une machine à insomnies, une globalité où la révolte n'est que résignation, soumission, abdication et pour finir abstention.
Car oui, on a désormais tout ce qui faut pour se faire baiser et ne pas trop penser. La panoplie est complète, je crois qu'on a rien oublié. En vrac et entre autres : le câble de Netflix, le cynisme de Lehman Brothers ou Monsanto et le café à cinq euros de chez Starbuck, qui trouve encore des gens assez CONS pour croire à l'authenticité de leur nom écrit à la main sur leur putain de tasse en carton. Comme elle le chante ad lib à la fin de sa chanson, "Si tu as un demi million de dollars à dépenser, tu peux toujours tout raser, puis commencer à reconstruire". Combat perdu d'avance ou dernier espoir? Là encore, je ne m'occupe plus du débat. Voyez avec l'intendance.
Allez donc jeter une oreille sur les différentes versions de "Depreston" : celle du Tiny Desk (la plus touchante, car la chanson vient juste d'être écrite), celle du Take Away Show de La Blogothèque (la plus crue, habilement filmée dans la cour d'un bel immeuble parisien), celle de KEXP (tournée dans leur studio de Seattle ; Courtney est déguisée en Freddy Kruger pour Halloween, la voix est "sèche", la guitare décharnée, on dira que c'est la version "grunge")... Ce ne sera jamais la même chanson. Peu-à-peu, "Depreston" livrera tous ses niveaux de lectures et d'émotion, de décor ou d'atmosphère. Pour peu que vous ayez galéré -ou que galériez encore-, il vous semblera qu'à chaque écoute, Courtney s'adressera personnellement à vous. En quelques jours, elle et sa chanson feront partie intégrante de votre vie. Ainsi sur la paume de votre main, avant d'aller refaire le monde avec un ami, vous garderez une place pour son nom.