Passionnante piste de réflexion sur la relation entre l'auteur et son oeuvre

Lorsque nos goûts sont questionnés à propos d'un artiste, il est important selon moi de différencier deux notions qui peuvent être très séparées : l'oeuvre que l'on préfère, et l'oeuvre qui est la plus intéressante (par définition, la plus personnelle, la plupart du temps). Chez David Bowie, tout le monde le sait, les grands disques tournent à foison. "Station to Station" se distingue radicalement. Ce n'est pourtant pas mon préféré : pour un tas de raisons, je lui préfère "Aladin Sane" et "Heroes". Mais c'est bien ce disque qui m'intrigue jusqu'à la fascination à chaque écoute, parce qu'il est un des rares exemples discographiques où les coulisses dépassent le médium "vinylé". Les coulisses, tout le monde les connait : Bowie a le nez en permanence dans le saladier à cocaïne, et y entraîne ses musiciens. Laissez-moi tout de même vous en dire un peu plus sur le David Bowie de 1975 : entre son mariage compromis, son frère interné, sa méfiance accrue envers son équipe (malheureusement à raison, comme il le découvrira plus tard), son train de vie basé sur des avances, des dons et des prêts, sans compter le fait qu'il ne voit pas son fils et que son statut lui pompe l'air, il se réfugie de plus en plus dans des passions dangereuses. Elles s'appellent Occultisme, Cryogénie et bien évidemment Cocaïne. Pour chacune d'elles, il pétera les plombs de manière significative juste avant l'enregistrement de ce disque : la première, il croira être attaqué par des sorcières qui n'étaient autre que des groupies ; la deuxième, il entreprit de stocker son urine dans son réfrigérateur ; la troisième lui fit faire un régime uniquement consacré au poivron rouge et aux cartons de lait. En gros ça va pas fort. Le Thin White Duke (malheureusement davantage connu pour sa passion mal interprétée des Nazis) surgit dans une transparence physique inspirée de Buster Keaton, en zombie amoral et dépourvu d'émotions humaines. Ce sera le dernier personnage de Bowie, largement imprégné de cinéma, notamment du rôle le plus important de ce dernier : "l'homme qui venait d'ailleurs". C'est dans cette ambiance dépressive que Bowie entre en studio. Et là où "Station to Station" devient passionnant à mes yeux, c'est que Bowie ne se rappelle que d'une seule chose des sessions nocturnes : avoir été debout à côté du guitariste Earl Slick et lui avoir demandé de jouer un riff de Chuck Berry sur toute l’ouverture de « Station to Station ». Le reste, black-out. Tout est du domaine de l'inconscience. Ce trip légendaire dura deux mois. Le musicien Carlos Alamar en dira que c'était à la fois l'un des plus longs et des plus beaux enregistrements d'albums qu'il ait vécu dans son honorable carrière.
Cette folie personnelle devient ici complètement créative. Etant donné que tout a été écrit et composé dans un état extrêmement second, tout ce que Bowie cachait en lui, y compris ses envies d'Europe et de nouveautés (qu'il concrétisera juste après), ressortent dans un écrin dépouillé de tout filtre. Il se permet également toutes les audaces, à commencer par le morceau titre, épique moment de gloire où le chanteur expose sa propre définition du rock progressif. Les 10 minutes de cette intense palpitation artistique, divisées en deux parties à l'énergie dingue, sont à elles seules un manifeste de ce que l'Artiste veut révolutionner dans sa vie, à commencer par son envie de retrouver goût à la vie. Car "Station to Station" n'est pas joyeux. En 6 morceaux, la psychologie comateuse de Bowie trouve leur musicalité bondissante, où les musiciens s'éclatent comme rarement on a pu le ressentir à travers un album. J'avoue que "Word on a Wing" me laisse un peu froid, mais les autres sont dantesques ! Même "TVC15" : je sais qu'il ne l'a pas composé pour la grandeur, mais je la trouve cool même pour son enfonçage de crâne final. "Stay" et "Golden Years" (titre ayant été refusé par Elvis Presley, sans doute pour son origine Britannique), portées par des guitares charismatiques et la profondeur sonore propre aux progressions chères à Bowie, sont des grands moments qui nous échappent : on ne sait pas d'où viennent ces chansons, et c'est ce qui leur donne une aura mystérieuse. Pourtant, c'est une reprise qui achèvera de nous implanter dans le cerveau de Bowie: la reprise de "Wild is the Wind". Il a voulu cette réinterprétation comme une preuve incontestable de ses dons vocaux : ça OK c'est réussi. Mais ça va tellement plus loin... Sans que rien ne soit dit, juste par la subtilité luxuriante des arrangements (et de ce crescendo merveilleux de discrétion à la manière d'"Heroes", avec cette texture sonore qui augmente sans que l'on comprenne comment), on saisit que c'est l'inconscient de Bowie qui nous parle de sa détresse personnelle. Même si il maîtrise la voix en terme technique, il ne maîtrise pas du tout l'émotion derrière, alors que le Thin White Duke est censé en être dépourvu ; sur ce morceau, il se démasque, et tout prend un autre sens. La chanson en devient particulièrement déchirante, le chanteur empathique. C'est la boucle d'une démarche qui n'a jamais été pensée. C'est fort quand même !
Voilà pourquoi, même si ce n'est pas mon préféré, c'est celui que je trouve le plus intéressant, car cet album en devient son plus personnel. Bowie a l'habitude de se planquer sur tous ses albums précédents, et sur les autres suivants il parle d'autres choses. Ici, malgré les intermédiaires dans le contenu, c'est bel et bien lui qui parle, chose qu'il ne recommencera véritablement qu'avec "Blackstar" (album avec lequel il a pas mal de points communs). Comme un pressentiment d'une mort qui plane, et qui finalement n'est pas venue. Berlin l'aura alors appelé. Un des meilleurs albums du CV doré de son créateur.

Billy98

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7
9

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