Même parmi mes albums préférés, rares sont ceux qui m’ont totalement conquis dès la première écoute. Je dois en effet généralement les apprivoiser petit à petit pour qu’ils se révèlent finalement, quand bien même j’entretenais de très hautes espérances avant de les découvrir. Quelquefois néanmoins, l’œuvre dépasse absolument tout ce que j’attendais, m’obligeant à écouter chaque chanson avec un sourire béat et en état de jubilation incontrôlable, avec le sentiment de rencontrer enfin la perfection. Cela ne m’était arrivé qu’à deux reprises jusqu’alors ; Sticky Fingers est le troisième album à produire cet effet en moi.
Il s’agit pourtant d’un disque dont j’ai longtemps différé l’écoute. Je suis tombé amoureux des Rolling Stones cinq ans auparavant, en découvrant leurs chansons des années 60 et du début des années 70, et surtout les trois autres albums qui, avec Sticky Fingers, forment cette tétralogie produite par Jimmy Miller qui sert de transition entre la période Brian Jones et l’ère Mick Taylor. Et malgré l’admiration que j’éprouvais pour Beggars Banquet, Let It Bleed et Exile On Main St., je me méfiais du culte traditionnellement exercé envers leur compagnon. La raison ? Quelques morceaux que j’avais écouté avant de bien connaître le groupe et qui m’avait plutôt laissé de marbre : j’avais beau trouver « Wild Horses » magnifique, les inévitables « Brown Sugar » et « Bitch » me faisaient plutôt l’effet d’hymnes rock binaires, et je craignais que l’album soit dans l’ensemble un simple exercice tapageur, sans doute sympathique mais loin de la subtilité des autres productions de Miller. Ce qui me fascinait tant chez celles-ci, c’est la façon dont les Stones faisaient intervenir le blues et autres musiques afro-américaines dans leurs compositions, se fondant totalement dans l’ambiance des États du Sud, libérant des chœurs soul par-ci, plongeant dans le vaudou par là. Chaque chanson exsudait une atmosphère poisseuse, une invitation au laisser-aller voire à la décadence, que la tonalité soit triste et mélancolique ou joyeuse et festive. C’était au fond peut-être un préjugé idiot, et je me doutais d’une certaine manière qu’il se révèlerait inexact, mais j’avais le sentiment que je ne trouverais rien de tout ça dans Sticky Fingers.
J’abordai néanmoins l’album avec une certaine excitation, après plusieurs années d’attente précédant cette écoute. Et dès le premier morceau, j'ai senti que j’avais tort de m’inquiéter. De toute évidence, « Brown Sugar » n’a rien à envier à « Rocks Off », l’ouverture surexcitée d’Exile On Main St., et je ne sais pas comment j’ai pu penser le contraire lorsque je l’avais découvert à l’époque. La chanson est un hymne puissant dont l’énergie sexuelle démarre l’album sous les meilleurs auspices, le riff de guitare se mariant avec le saxophone et la voix de Mick Jagger de façon magistrale.
Puis vient le choc « Sway ». Deuxième titre seulement et on atteint déjà la perfection. Impossible d’en croire mes oreilles : il s’agit de la chanson des Stones que j’ai inconsciemment toujours rêvé d’écouter. L’atmosphère est moite et dégage un parfum de décadence, tandis que chœurs et guitares s’élèvent vers des hauteurs divines. Et quand le chant s’estompe – la voix de Mick Jagger a-t-elle jamais été aussi belle ? –, la guitare de Mick Taylor prend le relais, se frayant un chemin au milieu du séduisant marécage invoqué par les autres instruments, les cordes en tête – le son d’une guitare a-t-il jamais été aussi beau ? Blues enivré, blues enivrant, « Sway » est un pur fantasme.
Vient ensuite « Wild Horses ». Nulle découverte ici, je considérais déjà cette chanson comme une merveille et je la redécouvre de la même manière. Les arrangements sont délicats, chaque note de guitare tombant comme une goutte de pluie, et Mick Jagger sonne plus désespéré que jamais, faisant déborder à chaque seconde la mélancolie et le désœuvrement. L’une des chansons les plus tristes du groupe, la langueur atteignant un point difficilement égalable.
« Can’t You Hear Me Knocking » vient néanmoins rompre avec cet état en proposant un des moments les plus excitants de l’album. Divisée en plusieurs parties, la chanson s’offre d’abord comme une composition à riff, avec des chœurs qui atteignent en qualité ceux de « Sway ». Mais une fois le chant terminé, le groupe se livre à une improvisation remarquable, comme s’il était transporté à La Nouvelle-Orléans qu’il dessinerait sous la forme d’un portrait nocturne et fiévreux. Percussions, saxophone puis guitares et claviers se succèdent dans une parade touchant à la perfection. Comme dans « Sway », la transition entre parties vocale et instrumentale est très bien amenée et l’enchaînement des instruments prend de nouveau l’auditeur par la main pour le guider vers des territoires musicaux amples et généreux.
On reste dans une atmosphère poisseuse avec « You Gotta Move », blues pourtant drastiquement différent. Les Rolling Stones ont déjà repris Robert Johnson dans l’album précédent et le reprendront de nouveau dans le suivant, mais ni « Love In Vain » ni « Stop Breaking Down » ne tentent de sonner comme les versions du grand bluesman qui les a composées, alors que « You Gotta Move », reprise d’un chant traditionnel, s’éloigne cette fois-ci peu de l’ambiance brute des premiers enregistrements de blues. La voix de Jagger se fait rauque, la guitare presque nue et divers craquements se font entendre : le groupe accepte pleinement cette ambiance rustique et parvient même à s’y fondre pleinement sans la parodier. Le résultat est encore une fois magistral.
Si j’ai immédiatement changé d’avis sur « Brown Sugar » en début d’album, ne comprenant pas comment j’avais pu autrefois rejeter cette chanson, ma répulsion de l’époque envers « Bitch » m’étonne moins. La chanson est excellente, avec une instrumentation fiévreuse assez proche de celle de « Can’t You Hear Me Knocking », mais la voix de Jagger est cette fois-ci nerveuse et agressive, particularités qui la rendent moins accessible et que « Live With Me » possédait aussi sur Let It Bleed. Il m’avait fallu un certain temps avant d’assimiler cette dernière chanson à l’époque, mais j’avais fini par la considérer à sa juste valeur avec le temps, et je ne ressens donc qu’excitation à l’écoute de « Bitch », son rythme et ses cuivres faisant l’effet d’un bâton de dynamite au sein de cet album regorgeant de mélancolie.
De mélancolie, le titre suivant en est justement empli. Peut-être la plus grosse surprise de l’album, « I Got The Blues » renoue avec certaines des premières chansons du groupe, quand les Stones s’inspiraient de la musique soul pour livrer de courts morceaux pop d’où affleurait la tristesse. Parmi les exemples de cette veine, leur superbe reprise de « My Girl », mais aussi quelques perles de genres très variés, telles « Sittin’ On A Fence », « Ride On, Baby », « Lady Jane » et bien d’autres encore, ayant en commun un incroyable sens de la mélodie au service de la triste complainte du chanteur, le tout sous des dehors pop juvéniles. Alors que je pensais que le groupe avait épuisé ou renoncé à cet aspect de leur musique à partir de Beggars Banquet, les voilà qui en sortent un héritier de la meilleure souche. La composition semble néanmoins avoir perdu la candeur des premiers temps, Mick Jagger paraissant se remémorer cet âge à l’aune du temps passé. Il chante en effet avec une voix plus profonde, presque usée et lassée, tandis que trompette et saxophone accompagnent ses errements, jusqu’à ce que l’orgue Hammond enracine définitivement la chanson dans l’héritage de la soul. C’est magnifique, sans conteste un des moments les plus déchirants de l’album, comme un regard vers le passé qui marquerait aussi un accomplissement artistique après de multiples essais réalisés durant les années 60, lorsque Brian Jones était encore membre du groupe.
Les Rolling Stones semblent bien décidés à explorer toutes les formes de la tristesse, « Sister Morphine » poursuivant dans cette voie toute en sonnant d’une façon radicalement différente. On est de retour dans la langueur de « Wild Horses », mais alors que cette dernière était fondée sur la maîtrise, son successeur apparaît comme le fruit de musiciens se laissant aller, plus désespérés que jamais. Il n’en est cependant rien et la chanson est parfaitement construite, la voix d’abord faible répondant à une guitare jouée au bottleneck erratique et hésitante, jusqu’à ce que les deux prennent peu à peu de l’ampleur dans un crescendo somme toute assez sombre. On est proche du Velvet Underground, mais aussi de « Cocksucker Blues », le titre que le groupe avait proposé à Decca pour constituer leur dernier single pour ce label tout en sachant pertinemment qu’il serait refusé. La tonalité est en effet similaire, avec un son encore plus dénudé et dépourvu d’espoir pour ce dernier, à tel point qu’il aurait pu servir d’ébauche à « Sister Morphine » si celui-ci n’avait pas été composé auparavant.
Après tant de déprime, Sticky Fingers propose une pause avec l’enjoué « Dead Flowers », morceau country qui montre que le groupe excelle aussi dans ce genre. Le son est très chaud, réconfortant après la froideur glaciale de la chanson précédente, et ce malgré la noirceur des paroles. Il faut dire que, de façon délibérée ou non, et quelle que soit la qualité de la chanson en question, les Rolling Stones ont toujours l’air de parodier le genre quand ils s’attaquent à la country.
Ce souffle apparaît encore plus nécessaire quand surviennent les premières notes de « Moonlight Mile », nouveau sommet de mélancolie. Beggars Banquet et Let It Bleed se terminaient à la perfection grâce à l’intervention de chœurs sur « Salt Of The Earth » et « You Can’t Always Get What You Want » ; c’est par l’intermédiaire d’un ensemble de cordes que Sticky Fingers atteint le même zénith. La ballade est magnifique, crescendo au service de la voix du chanteur, plus belle que jamais, tandis que la musique se meut derrière elle, inquiétante et enivrante. L’album est décidément parfait jusqu’au bout.
Je n’avais finalement aucune raison de m’inquiéter : la réputation de Sticky Fingers n’est pas usurpée et cette œuvre s’inscrit parfaitement dans la lignée de ses deux prédécesseurs et de son successeur, dépassant même tout ce à quoi je pouvais m’attendre. Il est d’ailleurs fascinant de constater comment The Rolling Stones et Led Zeppelin, deux groupes tout de même assez distincts, ont su assurer la transition entre les années 60 marquées par le psychédélisme et le mouvement hippie et les années 70, accompagnant la chute des Beatles en proposant chacun une tétralogie constituée uniquement de chefs-d’œuvre et puisant ses racines dans le blues. Deux ensembles aux sonorités bien différentes malgré un héritage commun et aux albums avec une identité propre, œuvres puissantes dont l’épuisement semble inatteignable et qui s’ouvrent généreusement à des explorations multiples et inlassables.