Je l'avoue bien volontiers, ce disque m'a d'abord frustré. 10 ans d'attente pour une demi-heure de musique, cela a été très difficile à accepter lors de mes premières écoutes, et j'ai eu la désagréable impression que Fred Durst avait pris une douzaine de morceaux incomplets au hasard sur son ordinateur, histoire d'enfin tourner la page d'un album qu'il avait lui-même commencé à teaser le 30 décembre 2011 (Stampede of the Disco Elephants).
Pendant près de 10 ans, j'ai donc suivi de près sa genèse, et j'avais fini par perdre tout espoir quant à sa sortie. En effet, au cours de diverses interviews, Wes Borland nous avait appris que 35 instrumentaux avaient été enregistrés lors de multiples sessions, mais Fred Durst, éternellement insatisfait et sujet au syndrome de la page blanche, semblait incapable de finaliser ses parties vocales et préférait passer son temps libre à jouer à Call of Duty sur sa Xbox.
A la surprise générale, Dad Vibes a créé un gros buzz au-delà de la sphère des fans au mois d'août 2021, et cela a probablement créé un déclic créatif chez Freddy D. Celui-ci clame depuis 20 ans qu'il n'en a rien à faire de ce que pensent les critiques, mais je suis persuadé du contraire, et ce soudain élan d'amour à l'égard d'un groupe qui fut tant haï et ridiculisé a assurément servi de catalyseur.
Alors, je vous disais en introduction que les premières écoutes avaient été frustrantes, et je vais vous expliquer pourquoi. Pour moi, Limp Bizkit, ce sont des riffs marquants, un groove contagieux, un flow rappé, mais aussi des passages planants en guitare claire, des interludes hip-hop qui fleurent bon les années 90, et surtout des "breakdowns" de folie durant lesquels le groupe fait doucement monter la sauce avant une explosion finale. Bref, Limp Bizkit, ça envoie grave, ça vous réveillerait un mort, et c'est l'une des raisons pour lesquelles leur musique fonctionne toujours aussi bien en live. Sur Still Sucks, le groupe de Jacksonville fait table rase du passé, et il va droit à l'essentiel, avec des morceaux ultra-courts à la Turnstile. En 2011, LB reprenait à l'identique la recette de Chocolate Starfish, et l'ensemble manquait de peps, d’énergie et de groove : les 5 musiciens semblaient presque en pilotage automatique, et aucun des morceaux de Gold Cobra n'a jamais réellement fonctionné en live. En 2021, la donne a complètement changé : le groupe part dans tous les sens, et on le sent totalement revigoré sur un plan créatif.
Les influences de Cypress Hill (Turn it Up, Bitch), Ministry (Pill Popper), Eminem & Dr. Dre (Love That Hate), Nirvana (Barnacle) et Justin Timberlake (Goodbye) se font clairement ressentir, et je serais presque tenté de dire que la mélodie d'Empty Holes est pompée sur celle d'Aerials (System of a Down). A cela, il faut ajouter une reprise d'INXS, qui plaira certainement à ceux qui ont découvert Limp Bizkit via Behind Blue Eyes. Quand elle ne rend pas hommage aux autres artistes, la bande à Fred Durst parvient à faire la difficile synthèse entre Chocolate Starfish et Results May Vary (You Bring Out the Worst in Me), ce qui me semblait impossible sur le papier, tant ces deux albums sont diamétralement opposés.
Depuis son retour au sein de Limp Bizkit en 2009, Wes Borland est devenu très friand des riffs à base de vibrato (ex : Douchebag ou le morceau composé pour League of Legends), et cette cuvée 2021 ne déroge pas à la règle. Les riffs d'Out of Style et Dirty Rotten Bizkit sont monstrueux, et ceux qui avaient aimé Hot Dog seront aux anges. DJ Lethal, dont l'importance avait constamment diminué depuis Chocolate Starfish, redevient un membre clé du groupe, et Fred Durst n'a pas aussi bien chanté et hurlé depuis 2000. Certains de ses cris rappellent la bonne vieille époque de 3 Dollar Bill Y'all, et si vous tendez bien l'oreille, vous l'entendrez même faire du beatbox sur Dirty Rotten Bizkit. Son flow rappé est devenu étonnamment solide, et il n'a rien perdu de son sens de l'humour (Gotta Love the Crickets!). Mon seul regret concerne la section rythmique, plutôt en retrait par rapport aux autres membres. Le son de caisse claire n'est plus aussi identifiable qu'autrefois, et John Otto est presque devenu un un batteur comme les autres…
De par sa courte durée, ce disque s'avère très digestible, et je me suis surpris à y revenir encore et encore. Si cela pourra frustrer les puristes, on peut se dire que le groupe a compris que l'on avait changé de paradigme depuis l'avènement des réseaux sociaux et du streaming. Qui a encore envie de se farcir des albums de plus d'une heure à notre époque ? Les jeunes ont un gros déficit d'attention, et les plus vieux ont moins de temps à consacrer à la musique qu'autrefois.
Bref, alors que le groupe semblait moribond et incapable de sortir de sa léthargie, Still Sucks constitue une très bonne surprise. En 2011, le groupe tentait avec plus ou moins de bonheur de se réapproprier son propre passé, alors qu'en 2021, il se contrefiche royalement des attentes des uns et des autres et regarde droit vers le futur. Qui l'eût cru ?