Que le temps passe: Cet album a déjà vingt ans et je me revois encore au volant de ma voiture (je ne me souviens plus de laquelle, c'est dire) parti assister une nouvelle fois à un concert de The Cure, cette fois-ci à Six fours-plage. Le nouveau disque sobrement intitulé "The Cure" venait juste de paraitre et je prenais le paris, pour une fois, de ne pas m'écouter l'opus dès sa sortie, mais d'en découvrir le contenu directement sur scène. Le résultat m'avait un peu laissé sur ma faim, le cadre estival ne se prêtait-il peut-être pas à cette musique sombre, ou étais-ce la musique du groupe qui avait changé? Vingt années et quelques écoutes plus tard, il me faut tout-de-même revenir sur le si particulier douzième album de Cure.
Du changement, il en était bien question à l'époque: En pleine crise du disque, Cure quitte Fiction Records, leur label de toujours, et empile avec Geffen Records pour deux albums - oui vous avez bien entendu, LE label américain qui avait fait connaitre Nirvana. Même si on est pas non-plus à des années-lumières de l'esprit du groupe, ce choix peut paraître surprenant; mais n'étant pas au bout de nos surprises, l'annonce du futur producteur en aura dérouté plus d'un-e: The Cure a dégotté, hold your breath, Ross Robinson! Oui, le pape du Nu-metal, le producteur de Korn, Limp Bizkit, Deftones, Soulfly, Slipknot, etc... et même si un bon paquet de ces derniers comptent Cure dans leurs influences (deux d'entre eux ont d'ailleurs repris chacun un morceau, à vous de deviner), le choix s'avère très risqué, voir contre-nature. Robert va-t-il rapper avec un accent américain, sur des guitares accordées en do, le tout vêtu de baggies? Le mystère plane.
Pourtant c'est bien à Londres, et non Outre-Atlantique que le groupe enregistrera, aux Olympic Studios, plus précisément. Ross Robinson impose au groupe, non sans mal, sa vision des choses: Les paroles devront être écrites au préalable, afin d'influencer la musique, les prises seront live et à la lumière de la bougie. Ross compte bien faire sortir la colère de ce bon vieux Robert et faire sortir le dinosaure Cure de sa carapace. Simon le vit plutôt mal, et finalement Robinson n'arrivera pas à imposer sa vision finale à savoir, garder les huit morceaux les plus sombres. Robert, lui, préfèrera un track-listing plus long, mais plus varié. L'album sortira en cinq versions différentes, je me concentrerai sur la version française à douze morceaux, considérant les trois restants comme sympas mais pas indispensables.
Le premier morceau d'un album de Cure est toujours important, et "Lost" ne déroge pas à cette règle. Il s'agit d'une marche funèbre, une colère montante, tout en escaliers, intronisé par le "I can't find myself" rappelant un certain "It doesn't matter if we all die". D'ailleurs le parallèle avec "Pornography" se prolonge dans le deuxième morceau: L'hypnotique "Labyrinth", faisant lointain écho à "A short term effect" avec son atmosphère étouffante, ses guitares à l'envers et son écho sur la voix. Et même si les nuages vont bientôt se désépaissir, la tension restera palpable tout le long du disque. "Before three" et son rock alternatif bien senti va servir de sas de décompression, la rage est toujours présente dans la voix de Robert. The Cure renouera avec la pop sur le quatrième morceau et premier single, le réussi "The end of the world", morceau atypique intronisant, cas unique dans le répertoire, l'utilisation d'un solo de Moog bien senti par Roger O'Donnell. La suite du disque replonge à nouveau sous les pesants nuages et un "Anniversary" tout en écho, puis un "Us or them" plein de rage, s'adressant à George W. Bush et sa guerre inutile en Irak. D'ailleurs, ce morceau est le premier protest-song du groupe depuis vingt-cinq ans et "World war" - exception quand tu nous tient. "alt.end" revient à la pop, et malgré sa typo très nu-metal est plutôt légère et entrainante, le quart-d'heure de légèreté se prolongera sur les deux-trois prochaines chansons, "Taking off" au petit parfum de "Just like heaven", sera d'ailleurs plus tard utilisée dans une série animée française du nom de "Chasseurs de dragons". Le disque terminera sur le long et pesant "The Promise", puis, même s'il fut exclu des pressages américains, "Going nowhere" libérant la tension et retrouvant par la même occasion le son et la mélancolie propres au groupe.
Ce disque est finalement assez unique car fait d'exceptions artistiques, voir d'entorses au règlement intérieur. Le choix de label, du producteur, l'absence de titre d'album, et même la pochette (un dessin d'enfant réalisé par les neveux et nièce de Robert Smith) lui réservent un caractère unique. The Cure a su se renouveler, prendre des risques sans tomber dans aucun cliché, ou aucune auto-parodie. Le son de ce disque est très différent des autres: Toutes les guitares sont dehors, la basse de Simon bien que présente ne sonne pas du tout comme d'habitude. Les claviers sont en général utilisés en toile de fond, la batterie est sèche et l'ajout d'effets électroniques est plutôt le bienvenu. Sur cet album on oscille parfois entre "Pornography" et "Wish", mais sans le désespoir suicidaire du premier, ni le shoegaze du second, il dégage un feeling lui étant propre. Et finalement, malgré les critiques d'une partie des fans déroutés, dont moi durant un moment, il faut avouer que "The Cure" est vraiment réussi, sans être génial, mais tout-de-même très bon. Je dirais même qu'il se bonifie avec l'âge, malgré l'insatisfaction des deux parties en présence - le groupe et Ross Robinson, qui d'ailleurs ne nous a jamais gratifié jusqu'ici de sa "Version ultime de l'album", un jour peut-être.