Il y a des disques comme ça, on a beau tenter d'avoir une grille de lecture, une analyse un minimum objective, un sens de la mesure, rien n'y fait, on n'y arrive pas. On cherche des explications, on pense que c'est peut-être dû à un hypothétique effet « Madeleine de Proust ». Mais non, ça ne convainc pas, il y a forcément autre chose.

Dark Side of the Moon est mon disque préféré. Est-ce à dire que je suis systématiquement en extase lorsque je l'écoute ? Même pas. Oh, cela arrive souvent, bien sûr, mais parfois l'album m'ennuie, puis je le redécouvre un instant plus tard, bref, mon ressenti évolue. C'est finalement assez rare. Mais puisque mon avis est aussi peu fixe, pourquoi donc le mettre dans une telle position, vous savez, celle qui dit - et là, imaginez un panneau clignotant, style publicité bien agressive pour les yeux : « CET ALBUM EST LA PLUS GRANDE CRÉATION MUSICALE QU'IL AIT JAMAIS EXISTÉ SUR TERRE (classique excepté). » (D'ailleurs, petite parenthèse au passage, mettre un album dans une telle position de supériorité, c'est forcément un peu con, en soi. Disons plutôt que si je ne devais garder qu'un disque, ce serait celui-là. Ou un disque de Brahms. ...'tain même dans une parenthèse, je m'embrouille tout seul).

Et donc, après une affirmation aussi déraisonnable, vient le moment de s'expliquer. Et là, plusieurs choix : on peut se lancer dans un torrent d'éloges forcément partiales et subjectives (j'ai du mal à voir l'intérêt pour une œuvre aussi connue et célébrée que Dark Side mais pourquoi pas), on peut tenter l'analyse objective (enfin, si le but est de montrer en quoi cet album est mieux que tous les autres, il sera dur de rester objectif), on peut faire dans la chronique nostalgique, et préciser ainsi son rapport, son attachement à l’œuvre. J'ai décidé de faire dans la chronique introspective chiante. Ceci pour une simple raison : je trouve cet album génial, vraiment, sincèrement, et j'ai pour lui un immense respect, mais je suis incapable d'expliquer ce ressenti, de l'appuyer avec des arguments, rien, que dalle. Et quand j'essaie, rien ne va, ça sonne faux, ça ne décrit rien, ni le disque ni ma fascination pour lui.

« Mais alors, tais-toi » me crie le fan obtus de Pink Floyd en moi, « puisque tout a été écrit sur ce monument, arrête de faire chier ton monde et lis les arguments des autres, ça te suffira et te confortera dans ton opinion. » Et c'est là que ça coince. Je n'ai jamais rien lu de définitif dessus, que ce soit dans les bouquins officiels, sérieux, documentés, ou dans les critiques du site (je ne vise personne en particulier, hein).

Si on reprend un peu les arguments qu'on trouve ici et là, qu'est-ce qu'on a ?
« Une homogénéité unique, un immense morceau de 40 minutes ». Même pas. C'est un album fluide, d'accord, mais homogène, non, vraiment, non. A deux exceptions près, les pistes sont distinctes les unes par rapport aux autres, avec de gros contrastes qui plus est. Sans même parler de « Money », j'ai du mal à voir un seul et même morceau lorsque l'on passe de « Any Colour You Like » à « Brain Damage ». Ou alors le Clandestino de Manu Chao est un chef d’œuvre d'homogénéité.
« Un album hypnotique, mélancolique, tragique ». Oui, certes. C'est un début d'explication, mais c'est loin d'être le seul, et j'estime que certains sont allés bien plus loin dans cette veine-là (quoi, qui a dit Mano Solo?).
« Un mixage parfait, des compositions parfaites, des paroles parfaites, des musiciens parfaits. » Alors c'est profondément subjectif, mais j'y reviens pour ajouter quelque chose : je n'aime pas la perfection. J'ai tendance à préférer les accidents, les éléments détonants aux objets lisses, vernis et polis. C'est (entre autres) pour ça que j'aime le punk. Et puis Dark Side n'est pas un album parfait, quand bien même il s'agit de mon préféré. Par exemple, j'ai beau y être fortement attaché, je considère On the Run en deçà du reste. Quant à la supposée virtuosité des musiciens, je suis profondément sceptique. A mon sens, c'est plutôt dans l'alchimie qui existe entre eux que le groupe se distingue.
« La genèse de l'album est incroyable, toute l'histoire avec Syd Barrett, ça lui confère une dimension supplémentaire absolument inégalée. » Oui, sauf que l'album peut aussi s'écouter (et s'apprécier) sans obligatoirement le replacer dans son contexte. Sans même connaître ce dernier. Toutes les légendes autour de Dark Side aideront certes à prêcher les convaincus, en intrigueront certains, mais dans l'hypothèse où la musique est mauvaise, à la base, alors peu importe tout ceci.
« L'album a eu un succès monstre, il a fait rêver des millions d'auditeurs, il est resté 809 semaines dans le Billboard 200 ! » Ouais non, là je ne répondrais même pas.

Bon, ça suffit, vous avez compris l'idée, et puis j'ai l'impression de faire une critique contre, c'est quand même un comble. Puisqu'il y a mieux, sous tous les aspects, sous tous les angles, alors pourquoi cet album se distingue autant ? Et là, fort logiquement, il y a l'ultime argument, l'imparable : c'est la somme de toutes ces qualités qui donne sa majesté à l’œuvre, qui l'élève au-dessus des autres. Non, ça ne me convainc pas non plus. Ça donne un aspect recette de cuisine. Sans compter que c'est loin d'être le seul album à posséder un grand nombre de qualités, sous plusieurs angles différents.

Alors quoi ? Ce serait parce que j'ai découvert Pink Floyd avant de posséder une culture musicale décente, et que maintenant je ne veux pas me résigner à laisser le trône à une autre œuvre que cette madeleine de Proust géante ? Je n'ai pas découvert Pink Floyd il y a si longtemps que ça. Ça fait quelques années, d'accord, mais je n'ai absolument pas le ressenti que j'ai pour des disques que je vénérais durant ma jeunesse (même si je les adore encore, pour pas mal d'entre eux). Depuis que je connais le disque, j'ai écouté beaucoup d'autres choses, mais rien qui ne le fasse vaciller, rien qui ne me fasse remettre en question cette évidence : Dark Side of the Moon tout en haut. Ce n'est pas pour une importance passée, pour un déclic qu'il a produit à un moment précis de ma vie, il a, encore aujourd'hui, encore après des centaines et des centaines d'écoutes, une importance, capitale, pour moi ; une importance qui, loin de s'éroder, se forge au fil des ans.

Mais pour quelles raisons ?
Il y a, c'est certain, les thématiques des chansons qui me touchent. En particulier, « The Great Gig in the Sky », chanson somme, qui réussit à retranscrire avec très peu de paroles toute une gamme de sentiments particulièrement intenses, mais aussi « Time », « Brain Damage », un peu toutes en fait, (sauf peut-être « Money » qui se rattrape largement sur l'instrumentation). Les paroles sont naïves, certes, mais ça ne gâche rien, au contraire, ça donne un aspect fable absolument charmant qui désamorce le côté prétentieux que l'on attribue généralement au groupe.
Il y a aussi cette impression qui subsiste, celle qui me dit que cet album transpire le vécu. Bien sûr, ce n'est pas un sentiment partagé par tout le monde, mais Dark Side of the Moon, sous ces dehors grandiloquents, est pour moi un album profondément intimiste. C'est un album qui me parle. Pour moi, Walter, Wright et consorts parviennent à mettre leur sentiments, leurs doutes, et même davantage sur partition.
Il y a cette sensation d'inertie, de torpeur, planante pour certains, ennuyeuse pour d'autres, qui traverse tout l'album avec une force peu commune. Il y a les chœurs qui, loin de juste soutenir les morceaux, les transcendent, en donnant un côté universel et mystique au tout. Il y a aussi des moments de relâchement au milieu d'autres bien plus douloureux, les couplets de « Us and Them », le délire instrumental de « Any Colour You Like », l'album est varié et passe par toute une palette d'émotion.

Et puis, un élément à ne pas négliger, forcément, c'est le passif que j'ai avec cet album. J'ai l'habitude de définir mes albums préférés à la fois par leurs qualités intrinsèques et par les perspectives musicales qu'ils m'ont ouvert. Et Dark Side a été pour moi un point de départ. On a fait plus original, d'accord, mais bon, j'y peux rien. Toujours est-il qu'avant de découvrir les Floyd je m'intéressais beaucoup plus au hip-hop et à la chanson française et qu'il est pour beaucoup dans ma soif toujours renouvelée de découvertes. C'est foutrement personnel, oui, en même temps je revendique l'absolue subjectivité de ma note, donc bon.

Bon, voilà, on a un début d'explication. C'est plein de contradictions, c'est tout aussi critiquable que les exemples que j'ai mis plus haut et j'en suis conscient. Je ne suis pas totalement convaincu moi-même, je reviendrai sans doute étoffer ça plus tard, mais c'est aussi ce que j'aime, cette sensation de juste effleurer la richesse du truc, de la ressentir sans parvenir à l'exprimer.

Mais peut-être qu'il n'y avait pas besoin d'écrire tout ce pavé qui finalement n'intéressera que moi.
Peut-être que ça irait mieux si je disais, tout simplement, que dès que je pense à la musique, dans sa globalité, immédiatement c'est Dark Side of the Moon qui me vient à l'esprit.
Non ?
Ah non, c'est vrai. Il y a aussi Brahms.

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le 10 avr. 2013

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KreepyKat

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