La trilogie des albums pur jazz fusion de Zappa avait commencé avec le mythique et inlassable « Hot Rats » ; cela devait être un film pour oreilles, mais on ne peut pas dire que cet objectif fut pleinement atteint. Ensuite est venu « Waka/Jawaka », conçu, comme « The Grand Wazoo », en convalescence pour les Mothers of Invention. Si son objectif fut d’évoquer des images ou des séquences, c’est pour d’autres raisons, plus musicales, que cet album brille. « The Grand Wazoo », lui, atteint son objectif : on nous raconte bel et bien une histoire, de par la cohérence atmosphérique de l’ensemble du disque. Le jazz ici est trempé dans des cuivres grandioses qui évoquent immédiatement les péplums, les instruments à vents grincent et virevoltent comme des complaintes de personnages, les interventions guitaristiques mettent un peu de côté la virtuosité de Zappa pour davantage transmettre un sentiment de narrateur, et la batterie, toujours dans son délire particulier et dans un univers un peu différent des autres instruments afin de mieux faire battre le cœur de l’ensemble. Le titre éponyme est un parfait concentré de tout ce qui marche sur le disque : tout le monde se donne à fond, c’est grandiose, l’ambition est démesurée, rajoute à cela l’image d’un chef d’orchestre en fauteuil roulant et cela devient un trésor. 13 minutes d’improvisations et de sections se mélangeant dans une Antiquité barrée, où les frontières des époques se fondent. « For Calvin » constitue cependant la différence ratée qui sépare ce disque de ses prédécesseurs : l’intervention des voix est inutile. « Willie the Pimp » sur « Hot Rats », par Captain Beefheart, utilisait la voix de ce dernier comme levier de jouissance à lui seul (c’est mon morceau préféré de Zappa au passage, foncez si vous l’avez pas encore écouté). Les deux morceaux chantés de « Waka / Jawaka » ne l’était pas sans raison, c’était de réelles chansons, et non une petite introduction factuelle et un peu mal fagotée comme pour « For Calvin ». Mais le morceau reste un bonheur. A noter la citation de la mélodie finale de « The Adventures of Greggery Peccari », LE morceau le plus compliqué de Zappa, qui pris des mois à être composé, 5 ans à être maitrisé par les musiciens, 5 ans à être enregistré, 3 à être publié. « Eat : That Question », qui se repose sur son riff et lui érige un pinacle, est également un moment très puissant du disque. Au moment où se profilent les dernières voluptés de « Blessed Relief », c’est une époque burlesque qui se ferme, pour nous ramener à la nôtre, d’époque burlesque. Le style Zappa est ici dans une forme Olympique, et donne toujours envie d’un marathon chez cet artiste décidément parti trop tôt.