Tonight’s the night est un album maudit, qui a longtemps été mis de côté et réprouvé par la maison de disque (la Warner) de Neil Young, jugeant le disque trop sordide, lugubre ; difficile d’accès au premier abord (pour ma part en tout cas), d’une certaine rudesse, assez fruste, il est pourtant, sans me risquer, l’un des meilleurs albums du Loner.
L’album devait sortir en 1973, recalé en 1975, chef-d’œuvre en avance sur son temps. Ce disque est composé de morceaux très différents les uns des autres. Et pourtant, après l’avoir écouté récemment, l’ensemble est paradoxalement et étonnement homogène, et très cohérent. Neil Young a eu l’intelligence d’alterner des compositions d’un blues noir et rêche, ou d’un rock très lourd et fantomatique, agrémentés de solos habités, fiévreux et inspirés, et d’un harmonica retenu et cérémonial. Assez pour les adjectifs (ils ne manquent pas). Le folk ainsi que la country achèvent de composer un album riche et varié. Toutes les influences de N.Young en somme. Mais elles n’y sont pas imposées gratuitement, sans concessions. Elles y sont toutes présentes comme si l’auteur faisait un bilan de compétences, un bilan sur sa vie, sur sa musique, sur son âme noircie par les deuils récents et récurrents dans son « milieu » devenu très funeste, du rock’n roll. Les riffs de certaines chansons ont une rare épaisseur, une amplitude sonore hendrixienne, ils sont acérés, tendus, rendus acides par sa Gibson Les Paul, taillés pour fendre le métal, comme s’ils avaient été écrits pour rendre compte, en musique, de la claque reçue par Neil Young lorsqu’il apprit la mort d’amis proches, tel un vieux hippie déniaisé par la réalité angoissante du monde.
Le disque est un hommage, à ses vieux amis Bruce Berry et surtout Danny Whiten, guitariste prodige avec qui il tapait le bœuf façon Allman Brothers Band sur « Everybody knows this is nowhere », disque génial qui avait fait dire à Neil Young, plutôt connu pour sa modestie : « nous sommes aussi bon que les Rolling Stones maintenant », rien que ça. Berry et Whiten sont morts prématurément d’overdoses d’héroïne. D’autres « grands du rock » sont tombés au même moment (inutile de les citer), et Neil Young dépeint ce monde qui a pris un bon coup derrière les oreilles. On peut entendre une dernière fois Whiten et Young chanter ensemble sur l’énergique « Come On Babe Let’s Go Downtown », au refrain entêtant. Dans « Mellow My Mind », Young pleure plus qu’il ne chante, la voix larmoyante et enraillée, tourmentée ; on dirait celle d’un enfant criant sa douleur, chassant de vieux démons. Sinistre.
Le rock ne lui a peut-être jamais autant servi à transmettre ses émotions, rappelant à tout le monde l’utilité du « genre » rock’n roll, l’une de ses vertus, la puissance cathartique. Et le Rock, lorsque qu’il est sincère (comme c’est le cas ici), fait l’effet d’une détonation de revolver, voire d’un impact de balle.