On parle beaucoup de textes vécus, de rap vécu. La plupart des rappeurs contemporains nous donnent ainsi à flairer leurs petites affaires de cabotinage. Les albums rapologiques qui fournissent son contingent de pisse dans le long fleuve tranquille de la musique me persuaderont que ce barbarisme finira par tomber dans le ridicule.
En partant de ce principe, quel rappeur, je le demande, quel album, quel texte teinté d'autobiographie et mâtiné de fiction, pourrait être plus vécue que les lamentations et les hurlements de ce supplicié dont l'âme est aveugle, dont l'esprit est obscurci, qui ne sait plus s'il y a quelqu'un pour l'entendre, qui gémit silencieusement dans le secret de son cœur et qui ne s'interrompt de criailler son désespoir que pour sibiler – de manière arrachante sa douleur ?
J'eus beau pouloper ma mémoire, m'y plonger jusqu'au déchaînement inouï pour trouver un captif musical dans tous mes abîmes. Silence universel. On est tellement fat que nul n'a rien à dire, avec ou sans mélodie. Jadis nous écoutons de la musique, nous consommons dorénavant.
Mais, le 05 mars 2021 une sentimentalité équivoque paraît... Ultra de Booba me vint aux oreilles.
Si on pouvait se persuader que le temps n'existe pas, qu'il n'y a aucune différence entre une minute et plusieurs heures, entre un jour et une semaine, et qu'on est ainsi :à fouler tranquillement le sol partout, je saisirais une once d'éternité à écouter Booba.
Il y a pour l'Obscur des époques bien fastes, d'inexplicables moments où une licence extraordinaire est accordée aux puissants de la pénombre. On a dû attendre Mars pour que le duc de Boulogne se réveille d'humeur palestinienne et pourfende la contagion des bonimenteurs à coup de BPM.
Au diable l'ultracrepidarianisme à propos du parrain du 92i qui se résume à « Booba il réagit comme un gamin alors qu'il a 40 ans mdr » ; ici, parlons musique, saluons le génie, clamons le Duc.
L'album est bouleversant par son aspect bigarré, mais un thème a fait remonter en mon âme une conflagration émouvante : dans l'album il y a une chose qui ressemble presque à une violente passion, c'est la haine de la Douleur, celle-ci est si profonde qu'elle arrive à réaliser une sorte d'identité à l'être. Booba chante, mais sa voix est transmuée par les sanglots dans la nuit d'Elie Yaffa.
Bakhtine dans Esthétique et théorie du roman désigne les valeurs d'interprétation et d'indexation sociale du discours propre à un groupe et le dialogue de plusieurs de ces discours dans la parole d'un individu. Dans Ultra le plurivocalisme se dresse sous 2 formes d'opposition : Celle de l'homme ElieYaffa contre le rappeur Booba qui sans cesse lui demande « Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu ? » comme en témoigne le caractère pessimiste, fataliste, voire nihiliste des hommes, de la cité, de la politique. Secondement, on a affaire à un plurivocalisme d'opposition qui fait entrer le mot du rappeur la pensée de l'autre pour mieux la combattre comme s'il y avait dans son discours un besoin de répondre aux soliveaux et bellicistes du net en usant du fameux « tu », « vous » et « eux » virtuels de l'égotrip.
Soudain l'album fit un grand silence. Il s'arrêtait après le dernier morceau, comme tant d'autres fois dans ses projets, mais cette fois-ci c'est une dernière fois pour celui qui a fait du game une dictature.
Il est connu que les morts savent où aller et qu'elles s'y précipitent comme l'Homme se précipite aux pêchés, désormais B2OBA se glisse sourdement dans la nuit opaque pour mourir et ma tristesse est infinie.
La suite se situera au domaine de Dieu, le Jardin du Miracle, le parterre de la Rose Mystique.
Booba, merci. À présent, que triomphe Elie Yaffa.