« Don’t say you’re happy
Out there without me
I know you can’t be
Cause it’s no good »
Les errances de Gahan font bonne presse et font bien vendre. L’industrie du disque observe les anciens flambeaux glorieux de Depeche Mode se désagréger au fil de l’eau du temps, surtout personnifiés par leur then-charismatic frontman. Après l’errance, l’histoire d’une remontée, on parle d’Ultra, sorti en 1997 chez Mute.
Le Devotional Tour a tué Depeche Mode, malgré tout. Comment sortir de ce bourbier vivant ? Des dealers, des groupies, des sangsues de tous bords, un psychologue : quels sont vos problèmes, chère rock star ? Dave se rêve en Jim Morrison, en Keith Richards, rêve le rock’n’roll comme ultime défonce avant de mourir et d’être pleuré comme un martyr moderne. Enfermée dans sa solitude hallucinée à Los Angeles, entouré de motos coûteuses et de tout un tas de gens dont il ne doit même plus se souvenir aujourd’hui, Dave attend la dose de trop; et tandis que les autres s’éloignent des terres américaines, lui s’y installe durablement avec sa nouvelle compagne, la publiciste du groupe pour les Etats-Unis, la junky Teresa Conroy pour laquelle il a quitté Jo et son fils Jack. Il reste enfermé, tente plusieurs fois de se tuer en se coupant les veines, écoute du rock très fort, se défonce, peint, joue de la guitare, essaie d’écrire et attend cette mort qui ne semble pourtant pas vouloir de lui.
1995, c’est par un communiqué de presse que Depeche Mode perd son majoritaire atout musical, Alan Wilder annonce au monde qu’il quitte le groupe, lassé des excès et du manque de reconnaissance de Martin Gore pour ses contributions pourtant capitales à leur musique pour la dernière décennie. Tous les grands hits de la formation portent la patte Wilder, et c’est également le seul vrai ami de Dave au sein du groupe. Cette nouvelle le laisse apathique, repartant se piquer, ailleurs.
Le monde entier croit à la mort de Depeche Mode. Les excès de Gahan sont un secret de polichinelle, et une nouvelle pression succède à la dernière. Néanmoins, et malgré tout, Martin Gore décide de réécrire des chansons et de partir en studio, « voir ce que ça peut donner » selon Daniel Miller. Dans sa campagne anglaise, loin des drogues de Los Angeles, Gore accouche des textes d’Ultra. Il a une autre drogue, la sienne, l’alcool. Fletch et lui appelent Gahan pour des sessions à New York. Junky au dernier des degrés, celui-ci met près d’une semaine à accoucher des vocaux pour un seul titre, « Sister Of Night ». Face à ces conditions, le groupe annule tout et Dave repart à Los Angeles. Pour tout le monde, et surtout pour eux, tout est fini.
Le 28 mai 1996, le chanteur tente de mettre fin à ses jours par une injection de speedball, un mix de cocaïne et d’héroïne ayant déjà fait ses ravages, causant la mort de l’étoile montante River Phoenix, le frère de Joaquin. Cela se passe dans un club de L.A., les secours arrivent mais les tentatives de réanimation échouent. Dave Gahan est déclaré cliniquement mort durant deux minutes avant de finalement revenir à lui. La justice américaine prend l’affaire en main, la notorieté des excès opiacés du chanteur de Depeche Mode étant trop grande. C’est bien simple : soit il se désintoxique une bonne fois pour toutes, se soumet aux tests de façon régulière et peut rester aux Etats-Unis, soit il prend sa dope et se tire. Gahan choisit la première option.
A la sortie de sa convalescence, les travaux sur Ultra reprennent. En l’absence de Wilder et face au dépassement de Gore quant à l’agencement musical du tout, le groupe fait appel à Tim Simenon, fondateur de Bomb The Bass. Celui-ci est un fan, et va tâcher (chose difficile) de mettre de l’ordre là-dedans. Depeche Mode est fragile, réagit mal à la pression. Dave est un junky sobre de fraîche, Gore boit et Fletcher n’y connaît rien et est toujours sujet aux troubles psychologiques qui l'avaient empêché de terminer le Devotional Tour. Mais les chansons sont là, et elles sont bonnes. L’enregistrement, partagé entre l’Angleterre et les Etats-Unis, sera difficile et Simenon jettera l’éponge dès celui-ci terminé. Face à ses insécurités, Dave Gahan a pour la première fois recours à un coach vocal, pour l’aider à retrouver confiance en ses capacités et goût à la création.
On ne peut pas analyser Ultra, c’est inutile. Il n’y a pas de concept, juste celui d’un groupe qui apprend à se connaître de nouveau. Depeche Mode est redevenu un trio, ce n’était plus arrivé depuis leur deuxième album, A Broken Frame en 1982. En soit, c’est la même situation, Alan Wilder les quitte comme Vince Clarke l’avait fait. Par fierté, par opportunisme, par habitude, le groupe tente l’essai. Tim Simenon apporte avec lui un nouveau son renouant avec les racines synthétiques de la formation, adieu le rock alternatif chevelu et re-bienvenue aux synthétiseurs, claviers électro, percussions artificielles, boîtes à rythmes et ambiances vaporeuses. On sent l’influence du mouvement drum’n’bass et du trip hop, très en vogue en 1997. Des nouveaux sont dans la place, des types comme Moby, William Orbit, les prémices français de Daft Punk. Ce sont eux qui influencent et qui font danser, et même Bowie se laisse conquérir par la tendance dans le curieux Earthling. Mais Depeche Mode reste Depeche Mode.
« Barrel Of A Gun » s’adresse clairement à Dave Gahan. Martin Gore, malgré son je-m’en-foutisme apparent, semble s’inquiéter. C’est un nouveau DM, synthétique, cru et jungle, tout en gardant ces guitares tortueuses et torturées tandis qu’un Gahan mourrant éructe des mots durs semblant comme des insultes ; mais quelle autre solution que la dureté quand on est dépassé ? « The Love Thieves » offre à Dave un terrain plus apaisé, permettant à sa suavité de s’exprimer. C’est également l’occasion pour Martin Gore d’entamer un amour pour les instrumentaux qui durera jusqu’à aujourd’hui, donnant à la musique de Depeche Mode une portée plus cinématographique. Dans ce trip quasi ambient, note spéciale à ces arpèges grelottants qui amènent cette atmosphère urbaine au titre.
« Home », chantée par Gore, est sans nul doute le meilleur titre d’Ultra. Orchestral, c’est certainement ce qui peut le plus se rapprocher le plus du DM d’avant, tout en renouant avec des percussions électroniques. « Home » est un classique annonciateur de l’apaisement équivoque de l’album suivant, Exciter. « It’s No Good » est le single principal de l’album, et pour cause. Il propose un tout nouveau son, uniquement synthétique, et semble être une course poursuite dans la grande ville, de nuit. On semble encore y voir un écho à la situation de Gahan par Gore, totalement dépassé par l’ampleur du gouffre qui les sépare.
« Uselink » et « Useless » sont en réalité une même chanson, bénéficiant d’une longue introduction instrumentale. « Useless » est un grand riff, et aurait pu en l’état se retrouver sur le disque précédent, Songs Of Faith And Devotion. Toujours des mots durs, mais selon l’adage, qui aime bien châtie bien. Il devait l’adorer. « Sister of Night », que nous avons déjà légèrement abordé, est la seule rescapée des sessions pré-désintox de Gahan, et celle-ci est d’autant plus touchante. C’est une chanson douce, et l’on peut sans difficulté imaginer le pauvre Dave s’escrimer à chanter cette douceur alors qu’il ne le peut plus. Les paroles peuvent d’adresser à cette drogue qui tue doucement le frontman, en l’embrassant.
« Jazz Thieves » est un autre instrumental vaguement jazzy qui permet de faire le lien avec cette perle méconnue qu’est « Freestate », ayant pour excentricité une pedal steel vraisemblablement jouée par Gore. C’est un appel à la liberté, à se détacher, à ouvrir les portes et à s’échapper. Depeche Mode renoue avec le blues de « Personal Jesus », qu’il approfondira plus tard avec un album complet, le curieux Delta Machine de 2013.
« The Bottom Line » est une mine de trouvailles sonores. A nouveau chantée par Martin Gore, cette réflexion douce-amère se révèle particulièrement inventive dans les ambiances. Les échos d’orgue se mêlent à de lumineuses guitares inspirées par le jeu psychédélique et ilien de George Harrison. C’est « Insight » qui termine le bal sur une note plus lourde et urbaine après les légèretés relatives des chansons précédentes, où les voix de Dave et Martin s’entremêlent comme ce fut rarement vu dans la carrière de Depeche Mode. Les chœurs sont aériens malgré la rythmique pesante. « Le feu brûle toujours », c'est un voyage dans l'intériorité du songwriter et la piste s’achève sur les voix entremêlées de nos comparses, « gotta give love », c’est un signe. Prolongé par un nouvel instrumental, « Junior Painkiller » c’est la fin de l’heure qu’aura duré l’expérience Ultra.
Alors oui, pas de mysticisme religieux à la Songs Of Faith And Devotion, mais quelque chose de bien plus simple : des retrouvailles. Martin Gore fait chanter à Dave Gahan des mots qu’il ne pourra jamais lui dire en face. Malgré le détachement, l’inquiétude, malgré le business, l’attachement. D’un album à l’atmosphère moribonde, aux paroles encore très orientées pêché/rédemption, émerge en réalité une certaine lumière, du tumulte un apaisement certain, malgré une orientation esthétique très saturée et violente (c'est fou comme toute la musique de ces temps là aurait pu servir de bande originale au Seven de Fincher). Les années noires sont derrière eux, et Exciter ira même plus loin dans cela, proposant un Depeche Mode à son plus velouté.
Reste ce Ultra, carrément branlant mais tellement attachant. Naturellement on remplit, on pourra critiquer le surplus d’instrumentaux, la faiblesse supposée de certaines compositions, n’égalant pas les sommets de décadence d’avant, mais ce serait oublier la situation désastreuse dans laquelle le groupe se trouvait, à eux trois déglingués. Accoucher d’un cru comme celui-ci, dans cette conjoncture, c’est franchement honorable. Mention aux vocaux appliqués de Dave Gahan, certains des plus charmants de sa carrière.
Depeche Mode ne tournera pas pour Ultra, reprendra peu à peu ses forces, se préparant pour Exciter et tandis que Martin Gore entamera une nouvelle phase alcoolique et une crise de la page blanche, Dave Gahan se mettra sérieusement à l’écriture et ne touchera plus à la dope. Jamais.
C’est déjà une bonne nouvelle ;)
Ultra, la lumière au bout du tunnel