Comment revenir après un album acclamé par tous ? C’est une question qui a dû tourmenter David Omorogie, plus connu sous le pseudonyme de Dave, au cours des deux dernières années. Le wunderkind du rap britannique avait jusque-là connu une ascension météorique et immaculée. Un premier tube en 2016, Thiago Silva, en featuring avec son ami d’enfance AJ Tracey. Une validation de Drake qui avait remixé son titre Wanna Know. Une floppée de singles qui avaient tous fracassé les charts britanniques entre 2017 et 2018 : Samantha, Funky Friday, 100 Ms. Enfin un premier album, Psychodrama, qui avait surpris son monde en effaçant presque les prémices de son parcours, troquant les morceaux boostés aux basses 808 prêts à retourner les clubs pour des titres conscients, qui exploraient sa vision en tant qu’enfant d’immigré nigérian, sa position en tant que noir au Royaume-Uni, la perte brutale de son père, déporté au Nigéria, et de son frère, condamné à 18 ans de prison en 2010. Après ce premier projet accueilli par une critique dithyrambique, qui l’emmena jusqu’au Mercury Prize et au Brit Award de l’album de l’année (exploit jamais vu pour un rappeur anglais), de nombreuses interrogations entouraient la suite : Quelle révolution attendre de son deuxième album ? Comment garder de la matière après avoir mis toute une vie sur la table lors du premier jet ?


Un voyage aux cent nuances


La tête en flammes de Psychodrama était le symbole d’un album cathartique et oppressant, pensé comme une consultation psychiatrique faisant le compte rendu de vingt ans d’existence et d’autant de vagabondages, galères et drames. Le bateau tout en nuances de We’re All Alone In This Together montre à l’inverse une oeuvre d’ouverture, celle d’un jeune homme désormais âgé de 23 ans qui a voyagé, qui comprends mieux son héritage et célèbre une gloire presque maîtrisée. La première partie de l’album illustre cette envie d’autre chose dans une joie communicative. L’un des sommets du début de disque arrive avec la collaboration fleuve In the Fire, où Dave laisse la lumière à Fredo, Ghetts, Giggs et Meekz Manny, qui posent tous en amont du MC originaire de Streatham. Cependant, cette profusion de joie semble parfois déborder, et donne lieu à des fausses notes inhabituelles au regard du perfectionnisme de Dave. La rencontre au sommet avec Stormzy prend des allures de pétard mouillé à l’égard du pédigrée des deux protagonistes. Cet egotrip célébrant leur nombre de Jordans et de Rolexs manque de tranchant si on se souvient du succès de Dave dans un registre similaire avec des Funky Friday ou des Thiago Silva, qui eux étaient d’authentiques tubes reprenant les sonorités anglo-saxonnes. Dans un style afro, Lazarus avec Boj est carrément ratée en comparaison avec System qui le précède dans la tracklist. Enfin, la collaboration avec Snoh Alegra ne parvient jamais à décoller, malgré tout l’entrain que le rappeur originaire de Streatham met à l’œuvre.


Flyin' first class on a crashin plane


L’enthousiasme de Dave est celui des parvenus : ceux qui ne parviennent pas à réaliser qu’ils sont passés de l’autre côté de la barrière, ceux qui ont fait sauter le plafond de verre mais qui ne peuvent s’empêcher de regarder en arrière. « What’s the point of bein’ rich when your family ain’t? It’s like flyin first class on a crashin’ plane » comme il le chante sur We’re All Alone. Cette réussite s’accompagne d’une exubérance de tous les instants, qui s’exprime maladroitement comme sur le titre Clash, où Dave et Stormzy se complaisent à accumuler Rolex et Rolls dans une surenchère rendant presque l’auditeur mal à l’aise. La thématique du voyage est prolongée sur System, collaboration très efficace avec le pilier de l’afrobeat Wizkid, dans laquelle les deux compères se retrouvent en Afrique, enchaînant les conquêtes sans lendemain. L’hommage appuyé au Nigeria renforce le lien avec la pochette, cette idée de voyage. Si cette exposition très crue de richesses aurait pu nous décevoir, elle est toujours accompagnée d’un commentaire social qui rend le propos intelligible, comme quand Dave parle de cette rencontre avec un jeune fan sur l’introduction : « I got a message from a kid on Monday mornin' / Said he's grateful I responded and he's feelin' at peace with himself / Me and him got more in common than he thinks. »


Un vagabond des continents


En ce début d’expédition, rien ne semblait pouvoir altérer l’enthousiasme, excepté peut-être une prise de conscience brutale sur la situation de ses congénères de couleur dans le reste du monde. Le poignant Three Rivers, produit par James Blake, reprend avec succès un registre qu’il avait expérimenté sur Black dans Psychodrama. Plus global, moins centré sur lui-même, Dave n’en perd néanmoins pas sa pertinence dans le propos et montre là une facette qu’il n’avait pas expérimenté dans Psychodrama, celle d’un hypersensible de plus en plus empathique envers ses congénères. Chez Dave la fierté de la réussite s’accompagne toujours d’une culpabilité : celle de laisser ses proches tout en bas. Ce qui est esquissé au début de l’album sera abordé frontalement en conclusion : un syndrome de l’imposteur, ce remord brutal d’être le seul survivant parmi un océan de désolation. Le retour en Angleterre marque un revirement brutal dans l’ambiance jusque-là jubilatoire. Le 9ème morceau Both Sides Of A Smile signe la fin de la relation de Dave, et aussi la fin de l’ambiance euphorique qui accompagnait le début de l’album. S’ensuivront 4 morceaux fleuves, mais surtout révélateurs. Loin de la réussite brandie en étendard au cours des egotrips Clash, Verdansk ou encore In The Fire, Dave se retrouve seul face à son reflet et ne peut que contempler les lambeaux de ce succès. « It feels like my luck’s been running out, it feels like my luck’s been running out…”


Musique parfois, texte toujours


Dans We’re All Alone In This Together, la musique semble parfois servir de prétexte au propos, toujours âpre et tranchant. Si les boucles de piano lancinantes qui avaient constitué sa marque de fabrique sur Psychodrama sont toujours au rendez-vous, elles laissent plus de places aux guitares chaudes et à des sonorités électroniques. Dave a tué le père en écartant du projet Fraser T-Smith, son mentor de toujours qui avait produit l’EP Game Over et qui était aussi aux manettes de Psychodrama. Il invite à la place James Blake pour réaliser le projet. Le musicien londonien prend le relais mais a l’intelligence de se mettre en retrait, pour laisser toute la place au texte. Ce minimalisme musical dessert parfois l’ensemble (comme sur la drill très peu inspirée Clash ou l’afro de Lazarus, où l’instrumentale n’est composée quasiment d’aucun élément mélodique). Mais quand il fait effet, il permet à l’album d’atteindre des sommets stratosphériques. Le titre fleuve Heart Attack, où l’instrumentale est conçue sur le rythme d’un cœur s’arrêtant progressivement de battre, s’achève sur une partie acapella déchirante où Dave ne peut que contempler la dévastation qui touche Streatham et même Londres en général ces dernières années. « Somali dad ran away from war, now his son’s in a war, that’s the cycle we’re in”. Tant de jeunes tombés dans les guerres de gangs, tant de jeunes jamais condamnés par les juges qui s’enferment eux-mêmes dans des prisons mentales : *« "I know n***** that didn't do time in a bin/That have never had freedom of mind, are you sick?* » L’écriture brillante de Dave se manifeste par des jeux de mots toujours pertinents, dont on aimerait que certains rappeurs français bien trop amateurs de blagues foireuses s’inspirent : « I was in intensive care when I was born, mommy fell down the stairs. Whether I was gonna live or not was somethin uncertain, I used the word “Fell” with the commas inverted” La voix déchirante de sa mère conclut le titre sur un solo de piano joué par Dave lui-même.


Vivre un peu


Dans son livre Martin Eden, Jack London narrait l’histoire d’un jeune écrivain à qui le succès faisait tout perdre, et qui terminait par se jeter avec un poids accroché aux jambes du bateau qui est sensé l’emmener voir le reste du monde. Toutes ces nuances de sombre et de désespoir en fin d’album nous font presque craindre le même épilogue pour le voyage de Dave sur We’re All Alone In This Together. Les premiers titres maintenaient l’illusion que le succès avait soigné Dave de ses démons intérieurs ? Il hurle sa réponse: «I felt so much pain that I got favorite scars » Il croyait parvenir à masquer le manque affectif de son père ? : « And you don’t wanna cry about dad, but you need him ». On peut tenter de croire que le succès sauverait, mais ce dernier qu’une parenthèse dorée, que Dave sait temporaire, et qui ne saura servir de thérapie. We’re All Alone Again In This Together n’a pas la cohérence cadencée de Psychodrama mais pose une nouvelle pierre de la discographie d’un artiste en lutte contre le système qui le condamnait. Sans crainte de mettre en péril son édifice, pour atteindre un bonheur encore hypothétique et qui malgré tout semble atteignable au bout du tunnel. Le soleil n’est pas à son apogée, il est encore embrumé, mais laisse entrevoir la lumière et c’est tout ce qui compte.

NickMira
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le 29 juil. 2021

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