J'ai découvert le dernier album de Léonard Cohen quelques jours après l'annonce dévastatrice de sa mort. À peine m'étais-je remis de la nouvelle après une plongée dans mes chansons préférées, je me suis rendu compte que, avec sa régularité habituelle, le grand Léonard avait sorti son petit album annuel en toute discrétion.
L'écoute de la première piste, You Want it Darker, a été un coup en pleine figure. Alors que l'on émerge à peine de tous les hommages vibrant rendus à l'artiste, la chanson qui donne son titre à l'album est comme un "au revoir" venue d'outre tombe que s'adresse Cohen à lui même, avec son cynisme mêlé d'une mélancolie lyrique que lui seul arrive à proposer. Le rythme irrésistible mêlé à une instru frôlant avec les orchestrations d'Ennio Morricone en fait un tube immédiat semblant prédire un départ imminent.
Après cette introduction percutante, Léonard Cohen revient sur une dizaine de ballades beaucoup plus calmes, mais jamais plus simples, ou plus paresseuses que ce à quoi il nous a habitué. Il y a toujours le petit mot, la petite tournure de phrase, qui donne l'impression que sa chanson déterre un sentiment que l'on n'avait jamais réussi à décrire, malgré toutes les chansons d'amour qui existent. En moins de 40 minutes, Cohen semble faire le tour de son répertoire, et de tous les types de chansons qu'il a su créer, sans donner l'impression qu'il tente quelque chose de plus ambitieux ou de moins modeste que ce qu'il a toujours fait.
Si You want it darker était une forme d'adieu cynique qui s'ignore, Treaty est un au revoir mélancolique sincère et désabusé à une compagne que Léonard avait cru sienne, alors que son amour n'allait que dans un seul sens.
On the level et Leaving the table sont des ballade confidentielles et personnelles beaucoup plus enjouées comme Cohen en a beaucoup chanté, surtout dans ses derniers albums, qui nous parlent du monde tout en parlant de lui. On continue dans le familier avec une continuité déconcertante, avec If I didn't have your love, une autre chanson d'amour qui donne l'impression que renoncement et optimisme semblent se tenir main dans la main, comme une promesse.
Les deux chansons suivantes continuent ce tour de ce que Léonard Cohen a toujours excellé à faire : Traveling Light est un blues cynique, enjoué et particulièrement cruel dans sa beauté, avant d'attaquer un It seemed a better way, une chanson politique tout en évocation, comme on n'en écrit pas assez, et comme Cohen en a écrit beaucoup, d'autant plus marquante que la musique qui la soutient est parfaitement poétique tandis que son rythme et ses phrases répétitives semblent enfoncer les clous d'un cercueil.
Pour la fin, Léonard prouve qu'il arrive toujours à proposer de belles chansons inoubliables, qui font fermer les yeux sur toutes les chansons tristes et désabusées, pour cette ballade enjouée avec son violon western et ses chœurs typiques de Cohen qui l'accompagnent partout : il s'agit de l’envoûtant Steer your way.
Léonard savait-il que c'était son dernier tour de piste ? La dernière piste instrumentale semble nous peindre le soleil couchant vers lequel sa voix semble déjà être partie, tandis que quelques échos de Treaty reviennent, comme un dernier message que Cohen voulait faire passer, ou un épitaphe intime dédié à une inconnue, sur la tombe d'un grand poète qui aura redéfini, en toute modestie, ce qu'une chanson peut être.