Richard Corben explore régulièrement, et depuis longtemps, les narrations empreintes de réalisme fantastique sombre. Ambiances de prédilection
dans le désuet des siècles passés
autant que dans l’éphémère de l’existence qu’il accompagne d’évidence, au bout d’un trait rond, humanisant autant que dédramatisant dans la tension des récits, l’artiste place une lueur d’espoir dans les ténèbres qu’il ne cesse de croquer. Avec Esprit des Morts, c’est au cours d’un épais florilège de ses travaux occultes et oniriques autour de l’œuvre d’Edgar Allan Poe qu’il convie le lecteur. Avec
un sens inimitable du mystère et un talent rare, précis, dans l’illustration.
Avec la résurgence d’une sibylle narratrice aux coins de cases, éparpillée façon Contes de la Crypte pour présenter, intervenir et conclure la douzaine d’adaptations qu’englobe l’ouvrage, Richard Corben tisse un lien par-delà le Styx et invite le lecteur à embarquer le long de ses relectures des pages de Poe. Autant dire d’emblée que la brièveté de certaines jouent le mystère étouffé et que les deux meilleures prennent le temps de se développer, de s’étoffer et de faire vivre les personnages. Il ne faut pas s’arrêter là. Ce que l’auteur occulte aux scénarii, il le développe au dessin en illustrant d’épais mystères autant qu’en appuyant sur les détails, prouvant que même où parait l’errance,
l’artiste assume les choix d’ellipses qu’il impose.
Le trait unique de Richard Corben, rond et cassant à la fois, ses ambiances sombres, la précision des décors fondus dans l’ensemble faussement naïf confèrent son unité à l’œuvre et témoignent de la persistance technique et consciente de l’artiste faisant œuvre de ses recherches. Au cours de contes fantastiques et macabres où se propagent ombres mortifères, bêtes sauvages et vers voraces, zombies affamés et loups-garous ignorants au cœur d’un dix-neuvième siècle charnière industrielle et lumineuse cherchant à chasser les terreurs d’une époque révolue, l’épure précise du trait se noie par moments dans une colorisation dispensable. Mais la richesse de l’album et son unité générale mettent magnifiquement en lumière le travail d’orfèvre de l’illustrateur Richard Corben et séduira là tous ceux qui l’apprécient.
Sombres surannés d’une époque transitoire où l’imaginaire, le fantastique et le romantisme le bataillaient aux pas fermes des progrès techniques,
Esprits des Morts vient jouer intelligemment et avec une douce tendresse onirique dans le macabre parfois gore, de tous ces éléments pour mettre à jour, humblement et sans cacher sa volonté consciente de ne se faire qu’interprète particulier de ses propres lectures, l’œuvre sublime et mystérieuse d’Edgar Allan Poe. Le recueil, au-delà de son découpage façon comics, en histoires courtes, et malgré l’apparence de farce gothique, offre
d’inattendus et très beaux sursauts de poésie
à l’apogée de monstrueuses narrations tapies tendues sous l’atmosphère ignoblement rassurante d’un réalisme fantastique ne glissant jamais que lentement du sombre au macabre.
Formidable ouvrage gore et mystique.