Ce tome est constitué d'histoires courtes indépendantes de toute autre ; il donc peut se lire indépendamment de toute autre lecture. Il comprend 14 adaptations de textes d'Edgar Allan Poe, parus entre 1829 et 1846. Ces récits sont tous écrits, dessinés et encrés par Richard Corben, avec une mise en couleurs réalisées par lui-même assisté par Beth Corben Reed. Ces histoires sont initialement parues dans des numéros spéciaux, et dans des numéros de l'anthologie "Dark Horse presents" (numéros 9, 16 à 18, 28 et 29), de 2012 à 2014. Il s'agit de nouvelles adaptations réalisées dans les années 2010.
Ce tome commence par une table des matières indiquant pour chaque adaptation, l'année à laquelle le texte d'Edgar Allan Poe est paru. Vient ensuite une introduction de 3 pages rédigée par Thomas Inge (professeur de lettres en université) identifiant la force de ces adaptations. En page 10, le lecteur trouve la reproduction du texte du poème "Spirits of the dead" d'Edgar Allan Poe.
Les 200 pages suivantes sont constituées de bandes dessinées réalisées par Richard Corben, commençant par "Alone", et se terminant avec "The cask of Amontillado" (la liste des textes se trouve en fin du présent commentaire). En fin de volume se trouvent les 6 couvertures réalisées pour le numéro spécial "The conqueror worm", les 2 épisodes de "The fall of the house of Usher", et les numéros spéciaux "Morella, and The murders in the rue Morgue", "The raven and The red death", et "The premature burial".
Ce n'est pas la première fois que Richard Corben réalise des adaptations de textes ou de poèmes d'Adgar Allan Poe. La première fois, c'était en 1974 dans le numéro 47 du magazine Creepy, réédité dans Eerie et Creepy présentent Richard Corben. Durant les années 1970, cet artiste a ainsi transposé plusieurs histoires de Poe, soit sous forme d'une courte bande dessinée, soit sous une forme un peu plus longue (par exemple La Chute de la maison Usher).
Quand Corben revient aux comics en 2006, il commence par une courte série en 3 épisodes publiés par Marvel MAX : L'antre de l'horreur qui contient des adaptations de texte d'Edgar Allan Poe. Il s'agit de nouvelles versions, même si certaines reviennent sur des textes déjà adaptés dans les années 1970 : (1) The raven, (2) The sleeper (3) The conqueror worm, (4) The tell-tale heart, (5) Spirits of the dead, (6) Eulalie, (7) The lake (8) Izrafel (9) The happiest day, (10) Berenice.
Le présent recueil comprend uniquement des bandes dessinées originales, pas de rééditions des versions précédentes pour Creepy ou pour Marvel MAX. Le lecteur y retrouve de nouvelles versions de textes déjà adaptés plusieurs fois comme The Raven, ou La chute de la Maison Usher, ou encore Le masque de la mort rouge. À la différence des précédentes versions, ce recueil compose un ouvrage thématique placé sous le signe de l'esprit des morts, c'est-à-dire la manière dont les vivants ressentent l'influence des morts. Il ne s'agit pas tant d'histoires de fantômes, que plutôt du poids des défunts sur l'inconscient.
En choisissant le titre de l'ouvrage Richard Corben livre une clef de compréhension sur la direction qu'il a donnée à ses adaptations. L'esprit des morts pèse sur la vie psychique des vivants, qu'ils le veuillent ou non, qu'il s'agisse d'une épouse défunte sur l'esprit du veuf, ou de celui d'une victime tuée sur l'esprit de son assassin. Avec ce point de vue en tête, le lecteur constate que l'auteur fait preuve d'une grande cohérence dans son approche. Cette cohérence est renforcée par le choix de ne pas moderniser les récits, de les laisser à l'époque où Poe les a situés, c’est-à-dire majoritairement au dix-neuvième siècle.
Toujours en termes de technique d'adaptation, Corben a choisi de reprendre l'intrigue de chaque texte, ainsi que l'état d'esprit ou l'émotion qui y sont développés. Il n'y a pas presque pas d'inclusion du texte original. Le lecteur découvre donc des histoires racontées en bandes dessinée, plutôt qu'un entre-deux inconfortable entre fidélité servile au texte et dessins cantonnés au rôle d'illustration. Ainsi le long poème "The raven" (18 strophes de 5 vers) devient une bande dessinée de 10 pages, dans laquelle l'auteur montre ce qui se passe plutôt que de faire un dessin accompagnant chaque strophe. Le corbeau et le buste de Pallas sont bien présents et il dit toujours "Nevermore".
Ce choix de prendre de la distance vis-à-vis du texte originel, pour se concentrer sur l'état d'esprit et l'émotion aboutit à des bandes dessinées autonomes qui mettent en valeur la force du récit d'Edgar Allan Poe qui supporte des interprétations multiples, et l'intelligence narrative de Corben qui réussit à transposer l'esprit des textes. Le lecteur retrouve bien les caractéristiques de narration visuelle de Corben. Comme dans ces récits récents, il a mis la pédale douce sur la nudité (par rapport à ces œuvres des années 1970) ; il n'apparaît qu'une paire de fesses et une paire de seins dans ces 200 pages, et pas en gros plan.
Il a rapatrié un dispositif narratif des années 1970 qui est d'inclure dans certains récits (pas tous) la présence d'un personnage qui introduit l'histoire, qui en consolide la morale, et qui peut faire une remarque ou deux en cours. Corben utilise ce dispositif avec parcimonie. Il a choisi le personnage de Mag la Harpie (une vieille femme avec bandeau noir su l'œil gauche, vêtue d'un simple drap grossier qui lui couvre la tête et le corps que l'on devine fatigué par les années.
Le lecteur a l'excellente surprise de voir que les Corben (Richard & Beth) maîtrisent l'usage de l'infographie pour la mise en couleurs. Ils ne tentent pas de reproduire l'exubérance des couleurs à l'aérographe qui ont fait la réputation de Corben sur Den. Ils les utilisent afin d'accentuer le volume et le relief des surfaces, par l'usage de dégradés maîtrisés (par opposition à systématique). Ils s'en servent dans certaines séquences pour installer une teinte qui donne le ton et renforce l'ambiance. Il y a un gros travail dans le choix des couleurs, en particulier pour ce qui est de la teinte de la chair, ce qui renforce la dimension sensuelle (et souvent morbide) associée à la chair.
Dès la première bande de cases, le lecteur peut constater que l'artiste dispose toujours de cette capacité surnaturelle à rendre compte de la texture de ce qu'il dessine. Ici il s'agit dans la troisième case de la partie supérieure des feuilles d'un arbre, où le lecteur peut voir le léger reflet occasionné par le vernis qui les protège. Par la suite il peut apprécier le granité de la pierre d'une statue, la friabilité d'une peau parcheminée en décomposition, la tension superficielle de l'eau, le velouté d'une peau, la rougeur d'une gencive, la viscosité du sang, les craquelures d'un revêtement mural attaqué par les moisissures, etc. Corben ne sature pas ses cases en texture : une feuille peut être représentée avec soin dans une case, puis de manière schématique dans celle en dessous. Il ajuste le niveau d'informations visuelles, en fonction des besoins narratifs.
Cette façon de varier le réalisme de la représentation peut être déconcertante pour un lecteur qui n'y est pas habitué, car elle s'applique aussi bien aux textures, qu'aux décors, et même aux personnages. Dans "The cask of Amontillado", les murs sont représentés avec toute la rugosité des briques, et la granularité du mortier, tant que le personnage principal est en train de le monter. Puis dans la page suivante, les arrière-plans sont uniformément noirs parce que Corben souhaite focaliser l'attention du lecteur sur les personnages.
Si certaines pages suggèrent plus les décors qu'elles ne les montrent, ils bénéficient tous d'un réel travail de conception. L'artiste s'y entend pour recréer les intérieurs de l'époque, de l'architecture de la bâtisse, à son ameublement, en passant par l'aménagement intérieur. Il n'y a que la reconstitution des rues de Paris (Double assassinat dans le rue Morgue) qui prête à sourire par quelques détails fantaisistes (mettons ça sur le compte de la licence artistique).
Cette approche variable dans le degré de détails peut parfois déconcerter en ce qui concerne les personnages. Corben peut aussi bien les représenter avec une exactitude quasi photographique, que les détourer à gros traits. Dans le deuxième cas, la mise en couleurs vient apporter une consistance aux différentes formes, à commencer par du relief, et du volume. Ces dessins un peu caricaturaux portent bien les éléments nécessaires à la narration, tout en induisant une forme de distanciation moqueuse. À bien y regarder, le lecteur peut détecter une moquerie discrète et insidieuse, dans des expressions veules et peu flatteuses pour les personnages, ou dans des gestes trop précipités. Cette ironie sous-jacente ne neutralise pas les effets dramatiques. Elle apporte une dimension adulte, un léger cynisme quant aux actions et réactions de certains personnages, pas toujours très bien dans leur tête, ou très conscients d'agir de façon immorale.
Régulièrement, Richard Corben revient aux textes d'Edgar Allan Poe pour les adapter à nouveau. Ce recueil présente une rare cohérence narrative, à la fois visuelle, et à la fois dans sa manière d'adapter les textes. La préface souligne à quel point Poe était un conteur né, sachant structurer une nouvelle ou un poème de manière à instiller une tension dramatique, tout en construisant des personnages. Richard Corben a trouvé la bonne approche pour à la fois se reposer sur cet art de la narration, et pour transposer les émotions et les états d'esprit sans les dénaturer, sous forme de nouvelles relevant entièrement de la bande dessinée, et pas d'une réalisation n'arrivant pas amalgamer le texte original avec les conventions de la BD.
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- Liste des textes adaptés -
(1) Alone
(2) The city in the sea
(3) The sleeper
(4) The assignation
(5) Berenice
(6) Morella
(7) Shadow
(8) The fall of the house of Usher
(9) The murders in the rue Morgue
(10) The masque of the red death
(11) The conqueror worm
(12) The premature burial
(13) The raven
(14) The cask of amontillado