Album mutant, album de transition, L'Oreille cassée divise. Avec son histoire embrouillée et folle, il détint par rapport à ses si sérieux comparses, et déçoit certains. Et de fait, j'ai toujours eu une tendresse particulière pour ces œuvres pleines de charme qui semblent délaissées par comparaison à d'autres plus que pour leurs qualités propres. Tentons ici d'en déceler certaines.

La Dernière folie de Georges Remi



Cet épisode c'est un peu l'adieu au feuilleton d'Hergé : nous sommes en 1935, et il vient de publier sa première œuvre véritablement mature mais qui n'aurait pu être qu'un accident de l'histoire tant son contexte de création est particulier, Le Lotus bleu. Pour la première fois, il a tenu d'un bout à l'autre une histoire consistante, cohérente et construite, pour la première fois, il s'est amplement documenté pour sortir autre chose qu'une enfilade de clichés, pour la première fois aussi il a produit une satire politique qui n'est pas qu'une repompe des positions de son milieu monarchiste. En effet, jusqu'à présent, Hergé s'était tenu dans la droite lignée des illustrés européens, avec une vision purement feuilletonesque, en forme de successions de tableaux à la fois comiques et aventureux, sans intrigue ou presque. Et il avait même fini par atteindre une vraie maîtrise de ce genre dans Les Cigares du Pharaon, avec cet enchaînement en ''marabout-de-ficelle'' des péripéties assez kiffant, après trois premiers albums un peu plus bancals.


Venu après la ''révolution'' Lotus bleu, on pourrait croire L'Oreille cassée définitivement libérée de ses carcans. Il n'en est rien. L'œuvre navigue entre les deux courants, en perpétuelle interrogation, en pleine lutte invisible entre les différentes aspirations d'Hergé. Pour moi, c'est L'Oreille cassée la vraie expérimentation, le vrai saut de l'inconnu, la vraie tentative de réponse à la question : Tintin survivra-t-il à l'élévation du niveau de l'écriture ? La réponse n'est pas forcément oui : le nom reste, l'essence du personnage change. Bientôt il en sera fini de la série fantasque, un peu loufoque et rocambolesque, avant tout comique, du Tintin facétieux et imparfait, et ce sera l'avènement définitif de l'âge de la maturité hergéenne, avec ses intrigues ciselées à la perfection, ses thèmes sérieux, son héros irréprochable et quelques gags par-ci par-là. L'Oreille cassée, elle, est à la croisée des chemins, avec un air de métamorphose se déroulant sous nos yeux, devenant tout à la fois le dernier (et le meilleur) album du genre feuilletonesque tout en étant le plus rocambolesque des albums ''à intrigue construite''. Le plus drôle des sérieux et le plus sérieux des drôles en somme.


Œuvre mutante donc, qui contient les charmes du début et toute une partie de l'avenir de la série, avec cette réplique prémonitoire de Milou (« Encore un peu et il se croira aussi fort que Sherlock Holmes ») et cette longue introduction en forme d'enquête bruxelloise, que l'on retrouvera de manière assez similaire aussi bien en termes de contenu (enquête parallèle et catastrophique des Dupondt, rôles-clés de concierges, attaque malfaisante de voitures, coup de pouce au détour d'un article de journal, etc.) que d'esthétique (de longues rues faubouriennes assez ternes et passe-partout, et Tintin dans son trench-coat et sa casquette) au début de presque tous les tomes suivants (Le Sceptre d'Ottokar, Le Crabe aux Pinces d'or, Les 7 boules de Cristal, Tintin au Pays de l'Or noir, de manière exacerbée dans Le Secret de la Licorne et dans une moindre mesure dans L'Étoile mystérieuse). C'est ensuite qu'Hergé semble tiraillé entre les différentes directions à donner à son œuvre : surgit le San Theodoros, avec ses mises à mort et ses sauvetages improbables, avec ses gloires et ses disgrâces, avec ses attentats et ses évasions, ses courses-poursuites et ses révolutions, son exotisme, sa jungle, ses indiens. L'intrigue très claire et très concrète disparaît, en tout cas aux yeux de Tintin, ses antagonistes ne perdant jamais de vue la quête du fétiche. L'auteur, comme pris de vertige face à toutes les possibilités du récit, hésite même un moment pour une troisième voie, celle de la satire politique franche, avec cette guerre du Gran Chapo toute droit sortie de l'actualité et la caricature assumée du marchand d'armes Basil Zaharoff. Vers le milieu du récit, on frôle ainsi une densité que l'on atteindra jamais plus, 4 récits parallèles se côtoyant (Tintin, Ramon et Alonzo, le caporal Diaz et les manigances de Chicklet) et se télescopant même à plusieurs reprises. D'aucuns y verront le point noir de l'album : j'y vois du génie. Du génie malade, bizarre, imparfait en tous points, mais du génie quand même. J'y retrouve ces délices d'imagination d'un Jules Verne, d'un Tour du Monde en 80 jours qui, dans ma tendre jeunesse, avait racheté à mes yeux la fiction littéraire dans son entièreté.


Libéré de sa charge d'aide-de-camp, Tintin finit par reprendre sa quête et Hergé son intrigue (et la raison). Et c'est aussi là la beauté de la chose : malgré tout cet embrouillamini, il arrive joliment à retomber sur ses pattes (à un détail près sur lequel je reviendrai). Ce qui est également intéressant c'est que cette manière de "lutter" contre son intrigue et contre le schéma classique (élément déclencheur – développement – dénouement), en faisant arriver Tintin de biais, à l'aveugle, au milieu d'enjeux qui paraissent cependant clairs aux antagonistes et ne se révèlent parfois qu'à la toute fin, ce pas de côté pour aborder l'intrigue presque par hasard, avec ce côté marabout-de-ficelle sauvé de l'époque feuilleton, sera beaucoup repris (quoique différemment) chez ses successeurs et fera même le sel d'un grand nombre d'albums : ainsi dans L'Île noire, l'intrigue réelle (la lutte contre les faux-monnayeurs) ne se révèle que très tardivement, le héros n'étant au début que poussé par la curiosité de savoir ce qu'est cet avion non-immatriculé, de même Le Crabe aux Pinces d'or de savoir ce qu'est cette boîte de conserve, ce qui dérègle les voitures dans Le Pays de l'Or noir, etc.



« Je ne tiens pas à m'éterniser dans ce pays »



Enfin, ce que je trouve assez frappant dans cet épisode avec le recul, c'est son côté fataliste, presque pessimiste, très rare voire totalement absent par la suite, cet ironie un peu cruelle que l'on associe pas franchement au reste de la série. Par exemple, le caporal Diaz qui meurt (suppose-t-on) juste au moment où il était renommé colonel. Ou bien encore Tintin qui refuse ombrageusement la guerre mais qui en fin de compte la déclenche malgré lui, guerre qui n'aura servi à rien car il n'y a pas de pétrole au Gran Chapo. Évidemment il y a aussi la mort de Ramon Bada et Alonzo Perez (dont on a suivi les aventures presque aussi fidèlement que celles du protagoniste) à quelques centimètres du but, et en plus bêtement étranglés l'un par l'autre, mais on pourrait en citer bien d'autres passages (Tintin s'est perdu des semaines (des mois peut-être?) au San Theodoros pour un fétiche qui n'a jamais quitté l'Europe, ni même les affaires de M.Balthazar, etc.). Tout un tas de petits détails d'un fatalisme, d'une noirceur (certes toute relative) à laquelle ne nous a pas habitué l'auteur et qui en font un album un peu à part.


On aurait pu toucher deux mots sur l'esthétique de l'album (le dessin d'Hergé tendant doucement vers ses futurs sommets et recelant déjà plein d'attraits en terme d'épure, de simplicité, de limpidité de l'action et du trait), sur les moments mythiques (« Caramba, encore raté ! », « Vive le général Alcazar et les pommes de terre frites ! »), sur les petites perles (le directeur du musée qui confond sa cuillère et son stylo, ni vu ni connu), sur la façon savoureuse qu'a Hergé de déjà jouer avec ses propres clichés (les faux déguisés du paquebot, les sauvetages in extremis et invraisemblables lors de l'exécution de Tintin), j'aurais pu continuer à en parler pendant des heures, oui, mais comme toute chose cette critique touche à sa fin. Soulignons tout de même ce qui est pour moi le seul vrai bémol de cette aventure : la fin, justement. Mais pas toute la fin, comme d'autres lui ont reproché, surtout la facilité scénaristique qui permet le dénouement : en à peine 2 planches on passe de Tintin au milieu des piranhas à la résidence Goldsmith où il apprend enfin où est le fétiche, tout ça car il est passé par hasard devant le bon antiquaire. Ça donne trop l'impression que l'auteur est pressé de finir l'histoire.


Heureusement, dès qu'il part pour le paquebot, Hergé se rattrape et conclut prestement mais joliment, avec la mort idiote de Ramon Bada et Alonzo Perez, génialement cruelle comme on l'a déjà dit. Et c'est sans fanfaronner que Tintin finira par ramener un fétiche en débris au musée. Peut-être que c'est une des seules aventures dont on ne puisse pas dire « tout est bien qui finit bien » : en fin de compte, la seule chose qui triomphe dans cette histoire, c'est la curiosité insatiable de Tintin, cette curiosité presque maladive qui sera pour toujours son moteur à présent. En tout cas c'est mon opinion et je la partage.

LeRossignol
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le 16 mai 2020

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