Ce tome est le premier d’une trilogie, indépendante de tout autre. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée, et sa première parution date de 2019. Il a été réalisé par Christophe Arleston pour le scénario, Olivier Boiscommun pour les dessins et Claude Guth pour les couleurs. La première édition se termine avec un cahier graphique de huit pages, comprenant des illustrations du dessinateur et des commentaires du scénariste.
Le marché de Kompiam ne ferme jamais complètement : de jour comme de nuit, on y trouve ce qui peut être façonné, tissé, forgé, cueilli, chassé ou fermenté jusqu’à un degré d’alcool suffisant. Les premiers clients du matin sont les chefs cuisiniers et leurs commis. Ce matin-là, le chef Rumbopöh fait ses emplettes, comme tous les matins, accompagné par son commis Nuwan. Le premier est revêtu du tablier et de sa toque de ses fonctions, le second a déjà les bras chargés de paquets. Ils s’apprêtent à remonter les escaliers interminables qui mènent à la demeure du mage Waïwo, quand Nuwan est projeté à terre par un bursus bien habillé qui fuit à tout allure. Les provisions tombent à terre. Une dizaine de gardes armés arrivent en courant. Le bursus est acculé dos à un mur. Il bombe le torse pour exprimer son animalité, ses habits se déchirant. Face à lui, se tient l’inquisiteur Amutu, un nabire, qui lui aussi laisse son animalité s’exprimer, ce qui le rend beaucoup plus impressionnant que son vis-à-vis. Le combat prend fin en un instant, Nuwan étant éclaboussé par un peu de sang de l’hérésiarque. Rumbopöh recolle d’autorité les paquets dans les bras de son commis et ils entament l’ascension des innombrables marches, le chef se gardant bien de porter quoi que ce soit.
Ça faisait 239.786 marches, c’est-à-dire deux mois, que Nuwan était marmiton pour la demeure du mage Waïwo. Le chef Rumbopöh et lui devaient nourrir quotidiennement le maître, ses trois élèves et tout le personnel. À un palier de l’escalier monumental en plein air, Nuwan est saluée par Lerëh d’Aplemont, l’une des trois élèves de Waïwo, qui lui propose de l’aider à porter. Il décline son aide, à la fois pour montrer qu’il est capable de le faire tout seul, à la fois parce que cette tâche ne relève de la condition de la jeune femme. Ils entament une discussion sur ce qui est arrivé au bursus. Les uns et les autres ont utilisé de la magie pour se transformer. Elle confirme qu’il s’agit de magie bestiale du sang. Le nabire a dû y recourir car on ne peut pas contrer cette magie sans l’utiliser soi-même. Arrivés en haut, ils se font interpeller par le cuisinier qui demande à la jeune fille d’arrêter de distraire son marmiton. Didore, autre élève du maître, en rajoute : le cuisinier a raison, eux, étudiants, ne doivent pas frayer avec le personnel de basse extraction. Lerëh lui rétorque que son avis ne l’intéresse pas, et qu’en plus, Nuwan est son élève : elle lui apprend à lire et à écrire. Le marmiton explique à Didore que cela lui sera utile s’il veut un jour savoir quoi répondre à un puant prétentieux. Puis il s’éloigne pour aller éplucher ses navets.
Une série (courte) de plus pour Christophe Alerston, scénariste et créateur de Lanfeust de Troy, de ses suites, et de ses séries dérivées, mais aussi de séries comme Les forêts d’Opal, Les naufragés d’Ythaq, Ekhö monde miroir, Les maîtres cartographes, Chimère(s) 1887 et tant d’autres. En découvrant la couverture, le lecteur se dit qu’il s’agit d’une déclinaison de plus dans le genre que cet auteur maîtrise et qui a fait sa renommée : la Fantasy. La couverture dégage un effet de séduction très puissant, avec la belle jeune femme en premier plan et son généreux décolleté, ses mains fines et son abondante chevelure blonde. Le jeune homme derrière arbore la curiosité et la vigueur de la jeunesse, avec un charmant petit animal de compagnie au pelage duveteux, et derrière une bibliothèque généreuse aux étagères intrigantes. La mise en couleurs ressort avec une grande richesse, appuyant les trois plans (celui de Lerëh un peu plus sombre, celui de Nuwan plus clair, celui de Waïwo plus uniforme), les effets spéciaux autour du Danthrakon, la manière de remplir les étagères avec des livres, très sophistiqué et très construit. Le fil de l’intrigue apparaît très simple : un ouvrage magique aux propriétés maléfiques (quelqu’un a dit Necronomicon ?), un jeune marmiton innocent, des mages très intéressés par cette source de pouvoir. Les autres composantes semblent s’apparenter à des clichés : du méchant inquisiteur à la petite bestiole duveteuse qui rappelle Le Fourreux, l’animal de compagnie de Pélisse, La quête de l’oiseau du temps, par Régis Loisel & Serge Le Tendre.
En feuilletant ce tome, une chose saute aux yeux : la quantité de cartouches de texte et de phylactères, pas étouffants comme peuvent l’être de ceux d’un tome de Blake & Mortimer, mais conséquents. À la lecture, le ressenti ne se révèle pas pesant, mais consistant. Le scénariste écrit dans une langue soignée, sans être pédante ou démonstrative, très agréable, vivante et apportant des informations à la fois sur la personnalité de chaque protagoniste et sur l’intrigue. Le lecteur n’éprouve aucune difficulté à se mettre au diapason de ce mode narratif, d’autant que lesdites informations sont dispensées avec fluidité et naturel, sur un mode adulte sans condescendance. Il remarque également une forme d’humour espiègle ou ironique, sans cynisme ou méchanceté. Cela commence doucement avec le cuisinier qui refuse à s’abaisser à porter des courses alors que son commis est visiblement surchargé, puis les échanges de piques entre le marmiton et l’élève issu de la haute société, sans oublier les facéties de la bestiole Tinpuz avec sa longue queue. Cela continue avec une alliance de termes, quand maître Waïwo explique que la personne qui lui a amené le Danthrakon est une amie des lettres et de l’or (le lecteur comprend bien que l’or passe avant les lettres). Puis Garman, le troisième élève, qui se met à noter servilement les paroles de maître Waïwo, car il est persuadé qu’il s’agit d’un moment historique. Sans oublier la négociation sur la rémunération de Dreled par son geôlier Funkre d’Aplemont. Une fois qu’il a noté cette forme d’humour, le lecteur le décèle facilement, par exemple la pique discrète contre les privilèges du mâle blanc, jeune et riche qu’est Didore.
La narration visuelle charrie également sa part d’éléments humoristiques. Les plus évidents : Rumbopöh goûtant une fleurotte fraîche en s’en mettant partout sur sa veste de cuisine, le bursus fonçant droit devant et les achats portés par Nuwan, volant dans les airs, les expressions de visage un peu exagérées pour mieux faire passer les émotions et les états d’esprit, les yeux ronds du homard fendu en deux pas un coup de tranchoir asséné avec force et dextérité, le fuff en train de baver sur le crâne du cuisinier, une grosse onomatopée BAF lorsque Lerëh décoche une gifle cinglante à Nuwan, ou encore une statue de pierre décochant une baffe à un soldat comme un écho de la précédente (mais avec une autre onomatopée). Comme le scénariste, le dessinateur sait aussi se montrer plus fin : des expressions de visage très nuancées et un langage corporel qui va avec, Tinpuz se soulageant sur la veste de Didore en fond de case, ou encore le regard distrait de Nuwan quand le décolleté de Lerëh se rapproche. Le lecteur relève également la coordination entre scénariste et artiste, en particulier avec la présence de Dreled en page onze quand maître Waiwo parle de la manière dont il est entré en possession du Danthrakon, alors qu’elle n’est présentée qu’en page trente-et-un.
Certes, Olivier Boiscommun sait faire usage des cases avec uniquement un dégradé en fond, mais le lecteur le remarque à peine, grâce à la richesse de la narration visuelle. Dès la première page, il peut prendre tout loisir pour admirer les étals et les clients du marché de Kompiam. Il se rend compte que les marches menant à la demeure de maître Waïwo sont déjà présentes en arrière-plan. Au fil de cette séquence et des suivantes, il fait le constat de la cohérence de l’architecture des bâtiments, et de leur disposition des uns par rapport aux autres. Il prend le temps de regarder les tenues vestimentaires, et pas uniquement la robe élégante et sophistiquée de Lerëh, ou la tenue de travail du chef cuisinier, ou encore l’habit luxueux de Didore. Il se rend compte qu’il ralentit sa lecture régulièrement pour admirer une case spectacle : la vue globale de la ville, les victuailles sur la table de la cuisine, la fuite de Dreled alors qu’un temple s’écroule derrière elle, le grimoire s’emparant de Nuwan avec des effets spéciaux de couleurs très réussis, la transformation du jeune marmiton avec un jeu sur le lettrage qui en impose, etc. La narration visuelle rend ce monde de Fantasy palpable, consistant, élaboré et développé, lui apportant autant que les cartouches de texte.
En effet, le lecteur se projette dans un monde qui a bénéficié de l’investissement des auteurs pour qu’il soit plus qu’un environnement générique et insipide. Trois sortes de magie : magie du verbe, magie du sang, magie des éléments. Six races : humain, kohatola, bursu, nabire, landriole, Kobl. Tout le monde convoite le grimoire, et Nuwan a le malheur d’être reste seul dans la bibliothèque avec le Danthrakon. Il n’aurait pas dû. Le lecteur peut voir dans cette situation la démarche des charognards qui vont essayer de tirer profit du talent de Nuwan. Il peut également considérer la situation du marmiton comme un individu ayant un talent hors du commun à un jeune âge, et se retrouvant réduit à un objet de convoitise pour toutes les personnes qui voudraient l’utiliser pour leur profit. Un individu mis trop vite sur le devant de la scène et ne pouvant faire autrement que d’apprendre sur le tas à faire face à des situations qui le dépassent. Une sorte de fuite en avant en espérant qu’il y survive.
Ce premier tome s’inscrit dans la production pléthorique du scénariste avec tous les attributs qu’on lui associe : des dessins tout public avec une mise en couleurs chatoyante pour rendre le produit très attractif, et des éléments qui semblent prêts à l’emploi, sans réelle épaisseur, sans réelle saveur. La lecture ne réserve que des bonnes surprises : un monde original bien étoffé, aussi bien par les informations délivrées par les personnages, que par les informations visuelles. Une intrigue avec un fil directeur simple et solide, plusieurs factions souhaitant profiter de l’aubaine, chacune avec leur objectif. Des personnages immédiatement attachants. Une narration visuelle inventive et détaillée qui donne à voir ce monde, avec une mise en couleurs riche et séduisante. Une aventure tout public et grand spectacle, avec des thèmes intéressants.