Il s'agit d'une bande dessinée de 58 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2016, écrite par Ivar Ekeland et dessinée et mise en couleurs par Étienne Lécroart. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.


Comme la collection l'indique, ainsi que son objectif, il s'agit d'une bande dessinée qui fait œuvre de vulgarisation sur le concept du hasard. Elle se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle commence par un texte introductif de David Vandermeulen de 4 pages, rappelant la différence entre un ingénieur, un physicien et un mathématicien. Il évoque la légende de Saint Olav, et finit par poser la question de l'existence même du hasard.


La bande dessinée proprement dite commence par le dessin d'un arbrisseau, et la suggestion de l'envisager d'une autre manière. Il est possible de l'envisager comme un arbre des causes, celui qui a abouti à l'existence de l'ouvrage que le lecteur tient dans les mains. La narration se présente sous la forme d'une discussion entre le mathématicien Ivar Ekeland et le bédéiste Étienne Lécroart. Ce dernier commence par poser toute une batterie de questions au premier concernant le hasard. Il s'agit de l'annonce du plan de l'ouvrage, sous la forme vivante d'un individu balançant toutes les questions qui lui viennent à l'esprit. Ils sont accompagnés par un troisième larron fort inattendu : un papillon, celui au battement d'ailes si catastrophique.


Afin de passer en revue les différentes facettes du hasard, l'avatar d'Ivar Ekeland (dénommé dans la suite par Ivar), prend de nombreux exemples. Il commencer par le système électif des vénitiens au treizième siècle qui mélangeait hasard et méthode. Il continue avec l'angoisse du gardien de but au moment du pénalty. Il décortique pour quelle raison le gardien de but doit être capable de générer du hasard pour pouvoir espérer être efficace. Il est ensuite question de tirage au sort à pile ou face, de shifumi (feuille-pierre-ciseaux) et de théorie du chaos.


Ivar Ekeland est un mathématicien français, né en 1944. Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Au hasard - La chance, la science et le monde (1991). Il propose donc un tour d'horizon sur le sujet, qui fait des étapes par Blaise Pascal, Henri Poincarré, Edward Lorenz, Benoît Mandelbrot, Carl Friedrich Gauss et Abraham Wald. L'ouvrage comprend quelques diagrammes mathématiques, et quelques équations dont le théorème central limite. Étienne Lécroart est un créateur de bande dessinée professionnel, ayant à son œuvre Cercle vicieux,Pervenche & Victor. Ils ont choisi une forme assez traditionnelle en termes de vulgarisation : 2 individus qui discutent pour établir une dialectique, plus un trublion pour ajouter un peu d'humour.


La narration sous forme de dialogue la rend très vivante, d'autant que les protagonistes ne se contentent pas de réciter un cours. L'adjonction du papillon comme trublion fait tout de suite penser à la coccinelle de Marcel Gotlib dans les Rubrique-à-brac. Le recours à de nombreux exemples rend l'exposé plus vivant et plus compréhensible. Le lecteur n'éprouve aucune difficulté à comprendre le concept de tirer à la courte-paille, de lancer des dés, de problématique d'échantillon représentatif, etc. Ainsi Ivar peut emmener le lecteur vers des questions plus délicates comme la théorie du chaos (et ramener le battement d'ailes de papillon à son juste rôle), poser la question de la justesse d'un dé (vérifier que toutes les faces sortent le même nombre de fois), ou appliquer le théorème central limite par l'exemple. Quelques pages nécessitent une culture scientifique pour les apprécier complètement (les propriétés des gaz parfaits, ou l'équation de la courbe de Gauss), mais leur proportion reste inférieure à 10% de l'ouvrage. En cas de décrochage, le lecteur peut se raccrocher avec l'exemple suivant, sans risque de perdre le fil à la moitié de l'ouvrage et ne jamais le retrouver par la suite.


Cet ouvrage passe donc bien en revu les questions annoncées dans l'introduction. Le hasard existe-t-il vraiment ? Tout événement a sa ou ses causes. Et s'il existe, peut-on le cerner, le mesurer, le contrôler, le prédire ? Peut-on même l'utiliser ? Voire le créer ? Le hasard a-t-il une logique ? Est-il rationnel ? Est-il en fait soluble dans les mathématiques ? Traiter de questions aussi conceptuelles en bande dessinée constitue une gageure car la matière de base a la forme d'équations ardues et de diagrammes complexes. Étienne Lécroart a retenu la forme de personnes effectuant un exposé, mais en plus vivant avec les échanges entre 2 individus, et les remarques du papillon. Il a également effectué un travail impressionnant en termes de narration graphique. Les 2 interlocuteurs se déplacent au fur et à mesure de la discussion visitant des endroits comme une grande pelouse avec un arbre, le salon (ils y sont affalés dans le canapé pour regarder un match de foot à la télévision), un court de tennis, un restaurant pour prendre un repas, la voie publique pour un sondage, etc.


L'artiste fait montre d'une inventivité encore plus impressionnante pour illustrer que les informations influent toujours sur les probabilités. La question de départ est à la fois toute simple et tout déroutante. Ivar se tient devant 3 portes fermées et demande à Étienne d'en ouvrir une, sachant que derrière l'une d'entre elles, se trouve une récompense qui lui tient à cœur. Étienne ayant choisi la porte 2, Ivar ne lui donne pas la réponse, mais ouvre la porte 1 derrière laquelle est indiqué Perdu. Il demande alors à Étienne de reformuler son choix, ce dernier s'en tenant à la porte 2. Pour expliquer le principe mis en jeu dans l'influence de l'information sur ce choix, le dessinateur représente une division en 100 cases dans le dessin en pleine page de la page suivante. Chaque case étant masquée d'une porte portant son numéro. Dans la page suivante, les 2 interlocuteurs se déplacent le long de chaque bande de cases, passant ainsi devant des portes numérotées différentes, dans un dispositif de mise en scène spécifique à la bande dessinée.


Le degré de collaboration entre les 2 auteurs ressort tout autant dans l'exemple suivant. À nouveau il s'agit de montrer comment les connaissances sur un phénomène ont une influence sur les probabilités. Ivar Ekelund prend un autre exemple, de nature historique. Il évoque Abraham Wald, mathématicien hongrois (1902-1950), ayant émigré aux États-Unis avant la seconde guerre mondiale et ayant participé à l'effort de guerre. L'armée lui avait demandé d'étudier où il fallait renforcer le blindage des avions, en fonction des impacts observés. Le dessinateur montre donc le dialogue en le mathématicien et le général, puis le premier rendant compte des résultats de son étude au second au cours d'une projection. Le lecteur a droit à une histoire dans l'histoire (procédé ludique), dans laquelle il peut se projeter dans le personnage du général pour tirer les conclusions à sa place avant qu'Abraham Wald ne le détrompe en expliquant l'erreur qu'il a commise. Ce procédé est d'une efficacité exemplaire. En outre, les 2 auteurs prennent soin de se tenir à l'écart de toute pédanterie, à la fois avec le personnage moqueur du papillon, avec une poignée de jeux de mots bien trouvés (ceux sur les allèles), et avec l'incarnation peu dogmatique du hasard en la personne Fortuna la déesse du hasard (la dame sur la couverture). La variété des exemples choisis maintient l'attention et l'intérêt du lecteur, y compris les plus inattendus comme cet empoisonnement au carménère (cépage rouge de la famille des carmenets cultivé dans le bordelais).


Cet ouvrage de vulgarisation propose d'observer les différentes incarnations du hasard, comme les probabilités, l'absence de certitude, l'impossibilité de prévoir le futur, ou encore la théorie du chaos. Ivar Ekeland et Étienne Lécroart ont collaboré ensemble pour imaginer des solutions graphiques qui relèvent bien de la bande dessinée, sans rien sacrifier à la rigueur scientifique, avec un humour maniant avec élégance la dérision. Le résultat est impressionnant par son accessibilité, son plaisir de lecture et son sérieux. Il enchante le lecteur par sa culture, sans devenir pédant. Il prend le risque de le perdre à 2 reprises, en expliquant des formules mathématiques, mais dans une construction qui fait qu'il peut reprendre pied deux pages plus loin, sans avoir l'impression de ne plus rien comprendre.

Presence
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le 7 mars 2019

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