Ce tome est le premier d’une tétralogie, composé de deux cycles illustrés par deux artistes différents, comprenant chacun deux albums. La parution originelle de ce tome date de 1994. Il a été réalisé par Thomas Mosdi pour le scénario, et par Olivier Ledroit pour les dessins et les couleurs. Il comprend deux pages d’introduction sous forme de fiche de police, et cinquante-quatre pages de bande dessinée. Les deux premiers albums ont fait l’objet d’une réédition : Xoco - Intégrale - Cycle 1.


Rapport de police du vingt novembre 1921, rédigé par le lieutenant de police Vincente Lazzari. Objet : homicide commis sur la personne d’Ambrose Griffit, né le vingt mai 1872, assassiné le dix-sept novembre 1921. Ce jour, le commissariat de police recevait le témoignage de sir Aleister Weilling, pour le meurtre de son gendre, Ambrose Griffit, survenu le même jour dans sa boutique d’antiquités, sis 4 impasse Mulberries, à Manhattan. Il indiquait dans sa déclaration, avoir été prévenu par des voisins de ladite boutique d’antiquités, du décès de son gendre. Il s’était ensuite rendu sur place, et avait constaté es faits. Une étude des lieux par les agents de police permit de découvrir le corps de la victime, ligoté à un fauteuil et bâillonné. D’après la raideur cadavérique, il a pu être estimé que le mort remontait à la fin de l’après-midi. Une recherche effectuée auprès de l’administration compétente a permis d’apprendre qu’Ambrose Griffit n’avait plus de proche parent direct, hormis sa fille, Mona Griffit. Entendu à plusieurs reprises au cours de l’enquête, sir Aleister Welling reconnut avec tristesse que son gendre était un excentrique, un faible qui s’était montré incapable de faire face au décès de son épouse, comme d’éduquer correctement sa progéniture. Un interrogatoire du voisinage ne révéla rien quant aux possibles inimitiés dont la victime aurait pu être l’objet. Une perquisition effectuée à son domicile, ne permit pas de découvrir d’indices intéressants pour l’enquête. Il n’avait pas contracté d’assurance à son nom. Il a été conclu à un homicide volontaire durant un cambriolage.


New York, à l’automne 1931. Un individu, en imperméable avec un chapeau dont l’ombre lui masque le visage, entre dans la boutique d’antiquités d’Ambrose Griffit. Un homme est assis au bureau, il s’adresse à l’inconnu lui montrant le couteau d’obsidienne qu’il tient dans la main. Il l’assure que c’est l’arme dont l’inconnu rêve. Ce dernier n’a qu’un geste à faire pour qu’elle soit à lui, pour rallumer le feu qui couve en elle. S’il sait s’y prendre, elle lui donnera beaucoup de plaisir. Dans une zone désertique du Mexique, de nuit autour d’un grand feu, des Amérindiens font le point sur la situation : Il est de l’autre côté maintenant ! Juan échange avec Miguel : ils ne savent toujours pas s’ils ont bien fait de le laisser partir, car New York est une ville immense. Ils doutent, mais ils devaient réagir après ce qui est arrivé à Lucio. Mescalito a désigné Xoco pour être leur bras. À New York, le Saigneur de Brooklyn assassine Luigi Pellone et Rita Esperendo selon un rite sacrificiel.


En 1994, Olivier Ledroit a réalisé les dessins des cinq premiers tomes de la série Les chroniques de la Lune noire, scénario de François Marcela-Froideval. Pour ce diptyque, il passe de pages encrées à la technique de la couleur directe. Quant à lui, Thomas Mosdi a déjà réalisé la série L’île des morts (cinq tomes) avec Guillaume Sorel. Le lecteur entame l’ouvrage, un peu confus : la quatrième de couverture fait état d’un récit se déroulant en 1921, mais en fait la première page en bande dessinée référence l’année 1931. Un individu entre dans la boutique d’antiquités qui devrait être abandonnée, et ni lui ni l’antiquaire ne sont nommés, laissant le lecteur dans le doute quant à leur identité. Tout du long de ce tome, les auteurs jouent avec les non-dits et une narration visuelle qui privilégie les sensations à l’explication. Le lecteur se retrouve souvent à se demander quelle est l’identité du personnage principal d’une scène, à devoir laisser en suspens son envie de compréhension, les liens de cause à effet n’étant pas clairs. Dans un premier temps, cette volonté de déstabiliser le lecteur, de lui faire perdre pied peut s’avérer aussi réussie qu’irritante. Finalement, c’est qui l’antiquaire qui remet le couteau d’obsidienne à on ne sait pas qui ? Pourquoi c’est une entité non incarnée qui s’oppose à un homme tout nu dans sa chambre ? Mince, le monsieur en planche vingt-trois ne serait-il pas celui en planche trois ? C’est quoi cette image récurrente sur le visage grimaçant qui orne le corbin du couteau ? À qui appartient le corps du Saigneur de Brooklyn abattu par un policier ? Combien y a-t-il de personnes dans le hangar désaffecté, trois, quatre, deux ?


D’un autre côté, le lecteur peut se raccrocher au fil directeur de l’intrigue qui forme une dynamique limpide : des crimes rituels commis par une entité surnaturelle, vaguement dérivée de la mythologie aztèque. En outre, même si elle donne l’impression d’être confuse, la narration visuelle, bousculée plutôt que posée, en met plein la vue au lecteur. Tout commence avec une magnifique vue de nuit, des gratte-ciels de New York, avec l‘Empire State Building en fond, un jeu sophistiqué sur les façades des immeubles du premier plan, détourées à l’encre avec un haut niveau de détails (cheminées, briques, vitrages de puits de lumière, réservoir d’eau, etc.), puis au fur et à mesure que la perspective s’éloigne, des taches de lumière pour les fenêtres avec seulement la silhouette noire du building qui se détache sur le ciel. Tout du long de l’album, la mégapole bénéficie de représentations qui en font un personnage à part entière. Un dessin en pleine page de nuit où le noir des bâtiments contraste avec le rouge des lumières de voitures, pour une vision où le sang affleure à chaque pore de la ville. Des plongées vertigineuses sur des ruelles comme pour sonder des abysses. Des scènes de jour où chaque case est saturée d’informations visuelles : la forme et la texture des matériaux des façades, les escaliers de secours métalliques, les fenêtres, la circulation automobile, la foule des piétons, les déchets à terre et les poubelles, les fumerolles sortant des égouts, et la pluie qui s’abat. Le lecteur se rend vite compte que l’artiste prend grand plaisir à représenter les sites célèbres de Manhattan en choisissant des angles de vue pour les rendre plus impressionnant, et en déplaçant insensiblement le curseur de la mise en couleur vers l’expressionnisme pour lui donner plus de caractère, et la faire apparaître comme un lieu mythique.


L’artiste combine à la fois la composition très sophistiquée des planches avec la mise en couleurs appuyée, et les cadrages penchés pour créer cet effet de déstabilisation constant. D’un côté, le lecteur peut éprouver la sensation de devoir parfois lutter pour garder pied dans cette narration visuelle ; de l’autre côté elle produit des effets saisissants. Une case de la largeur de la page cadrée sur le couteau en obsidienne présenté à plat, la pointe vers la droite : à la fois une forme de respect pour cet objet attestant de son importance, à la fois un plan induisant qu’il peut s’enfoncer ainsi dans un mouvement de gauche à droite. Une case occupant les deux tiers inférieurs de la page : une vue du dessus du cadavre de la prostituée dans une ruelle très sombre, et des cases en incrustation comme des éclats effilés dans une teinte rouge sang, montrant le Saigneur de Brooklyn en train de s’acharner, comme autant de coups de poignard. Le père de Mona (ou une entité maléfique) raconte à sa fille son passage de l’autre côté : une case où sa chair élastique est comme arrachée de la structure du squelette pour évoquer la matière corporelle (ce qui constitue l’individu) enlevée de force par une puissance qui l’aspire. La vision du hall gigantesque du muséum d’histoire naturelle, en pleine page avec cinq cases en insert : noyée de lumière, avec les squelettes de dinosaure démesurément grands, les deux personnages étant réduits à deux silhouettes insignifiantes, évoquant l’existence de forces disparues réduisant l’être humains à une quantité négligeable.


Subjugué par la narration visuelle, le lecteur subit à son tour les événements, leur survenance qu’il ne parvient pas à réordonner dans des séquences de cause à effet. Les pièces du puzzle s’imbriquent progressivement, incitant parfois le lecteur à revenir en arrière pour vérifier un visage ou une réplique. L’intrigue s’avère assez basique : une entité maléfique du dehors possédant des individus pour commettre des meurtres dont on peut supposer qu’ils lui permettront de s’incarner pleinement sur le plan physique. Les références aux mythes aztèques semblent relever d’une utilisation assez lâche. L’orthographe retenue de l’entité serait plutôt Itzpapalotl, et les auteurs ne font pas mention du paradis de Tamoanchan, ni de son fils Mixcoatl. Le lecteur peut alors envisager l’utilisation de la mythologie aztèque comme un artifice narratif pour une histoire à la manière de Arthur Machen (1863-1947), un précurseur de Howard Philips Lovecraft (1890-1937). Il peut également considérer que cette mythologie fait office de métaphore pour la pulsion de meurtre, une forme de chaos arbitraire détruisant aussi bien la vie des victimes que celle de leurs proches, un surgissement de l’inconscient envisagé comme le siège de forces mystérieuses, incompréhensibles et irrépressibles, ne pouvant au mieux qu’être contenues grâce au savoir ancestral des peuples indigènes qui ont combattu ces entités depuis la nuit des temps, mais dont le savoir a été tourné en dérision par la civilisation et les sciences de l’homme, ce dernier se retrouvant bien incapable de faire face à ces forces qu’il ne sait pas appréhender parce que sa culture en nie l’existence.


Une lecture paradoxale : à la fois difficile à comprendre, et immédiatement parlante. Les auteurs optent sciemment pour une narration qui donne la sensation au lecteur d’être confuse. Dans le même temps, la narration visuelle constitue un spectacle extraordinaire, nécessitant également l’implication du lecteur pour exhaler toutes ses saveurs. Ainsi les auteurs déstabilisent le lecteur, lui faisant éprouver la confusion des personnages, source de peur et de terreur, dans une métropole indifférente si elle n’est pas vraiment hostile. Ils ont su créer une force étrangère à l’humanité dont les actions lui sont fatales.

Presence
8
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le 30 mars 2024

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