Classé parmi les meilleurs romans graphiques de l’année 2010 par le site Booklist, le premier pavé de Derf Backderf, journaliste de formation et alors auteur du strip The City paru dans plusieurs magazines, plonge le lecteur
dans l’Ohio des années punk autour d’un trio de lycéens impopulaires
mais débrouillards et insouciants. Punk Rock & Mobile Homes articule des anecdotes autour du chauffeur du groupe, l’épais Otto Pizcok, pour structurer une fiction documentaire qui ancre d’entrée le travail de Derf Backderf vers
le témoignage de son époque.
Dans le cœur perdu en Ohio d’une Amérique qui s’ennuie, deux jeunes lycéens s’arrangent avec un gars de terminale pour sortir à la ville voisine profiter des concerts de punk rock d’une adresse alors mythique : The Bank. Rapidement, la mise en place fait se succéder les anecdotes lycéennes autour des préoccupations adolescentes des trois personnages, pour amener la chronologie, parfois décousue ou abrupte, à faire sens. Parallèlement, l’auteur ponctue les étapes de la narration au contact des grands noms du mouvement punk et le lecteur savoure les caricatures douces de Klaus Nomi, des Ramones, de Joe Strummer et des Clash, de Ian Dury ou de Lester Banks. Au sein du trio, entre vadrouilles insouciantes et péripéties scolaires, l’auteur développe le personnage d’Otto. Celui-ci déclame du JRR Tolkien à tours de bras, ne souffre d’aucune timidité auprès des stars et sait jouer des poings quand nécessaire, mais redoute plus que tout d’approcher la fille de ses rêves, devient barman, rejoint un groupe en manque de chanteur… vit
l’insouciance électrique d’un âge qui s’ouvre aux possibles,
s’y laisse dépasser, sans pour autant maîtriser ses propres désirs ni savoir ce à quoi il aspire réellement.
Le dessin de Derf Backderf s’apprivoise tant il fouille dans les références underground en assumant son trait long et rond, son univers déçu de filigranes dégingandés, fragiles, presque éphémères. L’aspect documentaire entre plus facilement en fiction dans l’incongru fascinant de ses personnages posés dans le détail impressionnant de décors denses. Une fois l’œil pris dans le récit, le trait de l’auteur se savoure, arrondit les angles violents du récit.
Inhabituel, presque improbable,
mais efficace et agréable.
Désillusion, excitations et frissons, sensualité avide et rêves inaccessibles à portée, il y a dans la fiction documentaire développée là,
un catalogue des contradictions de l’adolescence en quête,
exhaustif presque, de l’humour gras au drame le plus indigeste, qui torture le personnage central et rappelle au lecteur ses propres errances à l’aune de l’âge adulte. Et dans cette sortie du lycée terrifiante par son absence de projet précis, par l’aventure incertaine qu’elle annonce, Derf Backderf se fait magistralement témoin d’une époque en invitant son lecteur à découvrir tout un pan du punk rock à travers les farces anecdotiques qui jouent autant de la caricature qu’elles rendent hommages aux figures mythiques de ce courant musical devenu incontournable aujourd’hui. Sans porter aux nues ce premier essai de Derf Backderf, on y relève déjà
les obsessions sociétales du journaliste,
avide d’explorer les fragilités et les incohérences qui font les caractères complexes, indiscernables, d’une génération désenchantée.