Rendre à Rob-Vel ce qui est à Rob-Vel ... et à Hergé ce qui est à Hergé !
Justice est faite, enfin ! Les Editions Dupuis ont rouvert leurs vieux cartons pour dénicher les premières planches de Spirou, et leur offrir la réédition couleur qu’elles méritaient. L’occasion de faire sortir de l’ombre des créateurs un peu oubliés aujourd’hui, voire franchement inconnus : Rob-Vel lui-même, mais aussi Blanche Dumoulin, Luc Lafnet, Davine ... Cette édition intégrale 1938-1943 est introduite par une petite enquête autour de la création du personnage Spirou : un texte dense et parfois un brin confus, mais somme toute instructif et bien bâti, signé Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault (qui ont écrit un bouquin complet sur l’origine de Spirou, by the way).
Pour les planches elles-mêmes, une réédition intégrale était déjà parue dans les années 1970, en deux tomes, mais en N&B uniquement. Bref, réunir toutes ces planches de Rob-Vel dans un seul grand album, et coloriser le tout, voilà une excellente initiative que les fans auront longtemps attendue : même si la mise en couleurs est décalée ou déborde sur pas mal de planches, c’est quand même un bel effort des éditeurs, on ne peut que tirer notre chapeau à Dupuis !
Le Spirou de Rob-Vel, qu’est-ce que c’est ? En 1938, l’Europe est inondée de BDs made in USA, et le seul dessinateur du Vieux Continent qui surnage, c’est Hergé : son Tintin est déjà devenu extrêmement célèbre. Au même moment, Jean Dupuis veut lui aussi lancer un jeune héros belge qui vivrait mille aventures, accompagné d’un petit animal (Spip). Autant dire que pour se démarquer de Tintin, il va falloir mettre les bouchées doubles : et c’est Rob-Vel qui est choisi pour créer Spirou.
Rob-Vel crée un héros original grâce à deux idées géniales : tout d’abord, un ancrage très fort dans la Belgique populaire. Les premières aventures de Spirou l’amènent au carnaval de Binche, sur les terrils du plat pays, au jardin zoologique d’Anvers, sur la plage d’Ostende pour le concours de sculptures de sable, ou encore à Bruxelles aux côtés d’Adolphe Max, le maire de l’époque ! Au passage, toutes ces planches sont excellentes, et on comprend que le Journal de Spirou ait très vite fidélisé de très nombreux jeunes lecteurs en Belgique.
La deuxième idée, c’est un univers décalé, délirant : Rob-Vel promène Spirou dans un tombeau égyptien hi-tech, aux côtés d’un savant invisible, dans une ferme autogérée par des animaux, ou bien encore dans une aventure spatiale jusqu’à la planète Zigomus ! Très loin de la ligne claire, Rob-Vel (et Davine) dessinent un reptile géant, une armée d’automates, un singe bleu, et tout le petit peuple des Zigotos. Un univers délirant et attachant, plutôt bien rendu par le dessin de Rob-Vel (qui galère sur les postures et les expressions, mais rend très bien les visages, tandis que Davine signe de magnifiques décors).
Mais voilà, dans une Belgique artistiquement dominée par Hergé, on ne crée par un héros de BD sans emprunter un peu au maître : coïncidences surprenantes, ou plagiat pur, on appelle cela comme on veut, mais Rob-Vel fait vivre à Spirou des aventures trop souvent calquées sur celles de Tintin. Spirou se retrouve enfermé dans un tombeau égyptien qui rappelle Les Cigares du Pharaon, puis il s’envole pour l’Amérique où il pourchasse des gangsters et visite le Far-West (on a droit à la même poursuite à cheval avec un lasso), puis il s’embarque pour le Congo ... Tintin n’est pas la seule inspiration, Rob-Vel place également un singe nommé Joko (puis Jocko), un clin d’œil un peu trop appuyé aux aventures de Jo, Zette et Jocko, créées en 1936 par Hergé...
Bref, on pourrait continuer indéfiniment, mais le constat reste inchangé : le Spirou de Rob-Vel a une fâcheuse tendance à revivre, avec quelques années de retard, les aventures dessinées par Hergé.
Bilan : même si cela fait plaisir de retrouver ces vieilles planches, on n’est pas surpris que Rob-Vel soit un peu tombé dans l’oubli, et que Spirou ne soit devenu immensément populaire qu’à partir du moment où il est tombé dans les mains d’autres dessinateurs, Franquin en tête. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les planches 163-164 de cette intégrale : Jijé arrive aux commandes et boucle une aventure de Spirou en deux pages, le changement de style est radical, la perspective est travaillée, le découpage est aérée, les postures sont mieux dessinées. Pour les fans, Dupuis a annoncé pour 2014 la réédition intégrale du Spirou de Jijé : on attend avec impatience !
Bref, Rob-Vel n’aura pas été le meilleur, mais il aura été le premier. Cette intégrale se termine avec une petite histoire parue en 1970 (« 1938 Spirou 1 »), sur une idée de Cauvin, qui a été tirer Rob-Vel de son oubli pour lui faire dessiner une dernière aventure de Spirou. Sans surprise, le résultat n’est pas éblouissant (Cauvin lui-même dit avoir été déçu), mais ce baroud d’honneur de Rob-Vel a beaucoup de charme. Et il s’achève par une vignette réunissant Spirou et Tintin dans leur dessin des années 1930 : un clin d’œil à Hergé, qui a su moderniser son personnage, et a redessiné toutes ses aventures dans les années 1950 (après avoir fondé les Studios Hergé pour l’assister dans la tâche) ... tandis que Rob-Vel, lui, a dû passer la main.
Un bel album-hommage des éditions Dupuis. Et petit bonus, voici l’hommage de Franquin à Rob-Vel, publié à la mort de Rob-Vel en 1991 : http://imageshack.us/a/img29/6416/arx4.png