Qui ne connait pas Alan Moore ?
Je vous le demande.
Le scénariste de comics emblématique de la seconde moitié du XXème siècle. Celui qui a révolutionné la bande-dessinée américaine, a démontré qu'on pouvait faire de l'art avec des comics de super-héros.
Mais c'est aussi un sacré bonhomme. Misanthrope, anarchiste et magicien autoproclamé, le genre de gus qui en a tellement rien à faire de rien qu'il fume du cannabis pendant ses interviews.
Mais aussi un bonhomme intelligent, sensible, sage et poète.
Bref, le candidat idéal pour donner à Swamp Thing une seconde jeunesse. Et autant dire qu'il n'a pas fait les choses à moitié.
Len Wein et Bernie Wrightson ont construit le mythe de la créature des marais, Alan Moore va déconstruire ce mythe.
Et il le fait grâce à une choquante révélation qui va complétement redéfinir le personnage, et que je me permets de spoiler ici, sachant qu'elle survient très tôt dans le récit et que connaitre celle-ci peut donner encore plus d’intérêt au comics : Alec Holland est mort. Celui que l'on appelle Swamp Thing n'est en réalité qu'une plante anthropomorphe ayant absorbé les souvenirs et la personnalité du scientifique. Le monstre qui voulait redevenir humain s'avère en réalité une plante qui a rêvé être un homme.
Un élément dramatique très bien trouvé, déjà parce qu'ainsi Alan s'approprie totalement le mythe Swamp Thing en lui apportant une nouvelle dimension tragique, et qu'ensuite il est libre de refaçonner ce mythe comme il l'entend.
Et mon Dieu, comme notre ami Alan est bon charpentier.
Bien sûr, dans un premier temps, il montrera les conséquences de cette révélation pour notre héros, qui devra chercher un nouveau sens à son existence. Lui qui n'est ni entièrement homme, ni entièrement monstre, ni entièrement plante, où a-t-il sa place ? C'est la grande question qui parcoure tout le tome. Alan, comme dans beaucoup de ses œuvres, démolit son personnage pour mieux le reconstruire ensuite et l'élever au-dessus du commun des mortels.
Comme pour illustrer l'évolution de Swamp Thing qui devient "autre chose", Alan élargit encore la mythologie du personnage, le faisant combattre des forces surnaturelles inédites, comme l'homme plante Floronic-Man ou des démons, en s'alliant aux grandes puissances cosmiques de DC Comics, comme l’Étranger ou le Spectre, toujours dans cette ambiance horrifique qui fait partie intégrante de la saga Swamp Thing. En invoquant le mysticisme dans l'univers de la créature, Moore cherche à montrer que celle-ci a repoussé les frontières du monde rationnel, que son combat contre le mal ne se livrera plus avec les armes de l'Homme dans le monde de l'Homme, mais par la force de la Nature, la pulsion de vie et l’énergie du Vert, sorte de conscience collective liant toutes les plantes de la Terre en une seule grande entité. Il ne se battra plus pour seulement protéger les humains, mais la vie elle-même, comme l'illustre le combat face à Floronic-Man, que notre héros stoppera alors même que la Ligue de Justice perd son temps en bavardages inutiles au lieu d'agir.
Swamp Thing n'est plus Alec Holland, ni la Créature des Marais ni même la plante qui se rêvait homme, il est devenu "autre chose".
Mais Moore est un méchant sorcier. Par sa prose sublime, il délaisse le comics super-héroïque au discours simplet de gentils contre méchants pour quelque chose de plus adulte, abordant des thèmes écologiques, sociaux et politiques, parfois extrêmes comme l'inceste ou les relations toxiques, chose pas si courante que ça pour l'époque et qui vaudront même à la série de perdre l'approbation du Comics code authority.
De fait, les histoires racontées sont très sombres, l'horreur est partout et n'épargne personne. Les méchants capitalistes réfugiés dans leur tour d'ivoire éclatent en sang(lots), les petits enfants sont tourmentés par le croquemitaine, les arbres attaquent les hommes et les pauvres hères deviennent la proie des démons. Moore enferme Swamp Thing et la belle Abigail dans un cauchemar horrible, les torture et leur fait vivre un périple au-delà du réel, qui culminera jusqu'à un court séjour en Enfer évoquant la Divine Comédie. Mais c'est seulement au bout des ténèbres que les personnages atteignent la vraie lumière, que l'hiver disparait pour faire place au printemps, dans un ultime chapitre qui pourrait quasiment servir de conclusion à la série.
Le dessin de Steve Bissette tranche radicalement avec le style très noble et gothique de Bernie Wrightson, et le dessinateur profite de cette réinvention de Swamp Thing pour partir dans l’expérimentation, avec des doubles pages dont la composition des cases et des couleurs forme de véritables tableaux pour des scènes psychédéliques, et je ne serais pas étonné d'apprendre que son travail sur la série a influencé un grand nombre de dessinateurs après lui.
Bref, Alan Moore réinvente brillamment un personnage qui commençait à s’essouffler, il n'a pas peur de chambouler durablement le status quo de son héros pour servir une histoire mature et poétique, qui par delà ses élans de noirceur, nous offre une faible, pâle mais pourtant très réconfortante lueur d'espoir.
Hâte de lire la suite.