Cette histoire est parue pour la première fois en 1991, après A Life Force (1988) et avant Invisible People (1993). Il s'agit d'une bande dessinée noir & blanc, de 205 pages, écrite et dessinée par Will Eisner (1917-2005). Le tome commence avec une page d'introduction rédigée par Will Eisner en 1990. Il indique que son idée de départ pour ce récit a évolué de l'évocation des États-Unis avant la seconde guerre mondiale, à un récit semi autobiographique, et un regard sur le rêve américain de l'intégration culturelle et raciale, et sur l'évolution de la signification du mot préjugé
En 1942, la guerre en Europe a fini par se faire sentir aux États-Unis et les jeunes américains sont appelés sous les drapeaux. Ils devaient se rendre à la caserne indiquée, où ils recevaient un uniforme, puis prenaient un train pour une destination qui ne leur était pas précisée. Ils savaient que ce voyage était le moment pour emmagasiner de l'énergie, et pour se préparer aux épreuves à venir qui allaient remettre en question leurs valeurs et leurs préjugés. Ce jour de 1942, Willie se trouve dans le train en uniforme de troufion, à côté d'un autre appelé Mamid. En réponse à un troisième bidasse, Mamid explique que tout ce qu'il sait c'est que le train les emmène vers un camp d'entraînement pour les préparer à la seconde guerre mondiale, et que quelques jours avant il était l'éditeur d'un quotidien turc à Brooklyn. L'autre fait une remarque sarcastique sur leurs qualités de soldats et Mamid pique un petit roupillon. Coté fenêtre, Willie repense à son enfance à Brooklyn, avec ses parents en 1928. Cette année-là, ils ont déménagé dans le Bronx, pour que son père se rapproche de l'usine dont il était le propriétaire. Alors que ses parents déballent les cartons, sa mère lui demande d'aller promener son petit frère Julian dehors. Ils se font prendre à partie par des adolescents du quartier qui rossent Willie, sous les yeux de son petit frère.
Willie et Julian reviennent à la maison : la mère s'inquiète pour Willie qui va dans sa chambre pleurer de frustration sur son lit. Son père Sam l'y rejoint et lui explique comment ça se passait dans son village (shtetl en yiddish) quand les villageois du coin venaient chercher la bagarre et que les juifs devaient faire le dos rond. Leur conversation est interrompue par un coup frappé à l'entrée. Le père va ouvrir et se retrouve face à Tony, un homme baraqué de haute taille qui vient demander des excuses du fait que Willie ait mordu l'oreille de son fils. Il exige que Sam sorte dehors pour qu'ils se battent. Ne pouvant faire autrement, Sam accepte et déclare d'entrée de jeu que l'autre a gagné. Tony déclare qu'il est hors de question qu'il se contente de cette déclaration et qu'il a bien l'intention de se battre. Quelques instants plus tard, Sam rentre chez lui indemne et indique à sa femme Fannie que le vendredi suivant ils amèneront du poisson qu'elle prépare si bien, chez Tony. Le voyage en train continue et le troufion essaye d'asticoter Willie sur le fait qu'Hitler extermine les juifs. Willie ne répond pas. Il repense à Helen, une jolie demoiselle blonde du quartier qui l'invitait régulièrement dans l'atelier naval de son père, un communiste qui lui expliquait le principe de la lutte des classes et de la révolution. Willie était revenu chez ses parents, alors que les gamins du quartier avaient pris le landau avec son petit frère dedans pour chahuter. Willie avait récupéré son frère sans avoir à se battre, utilisant son cerveau, comme son père avec Tony.
L'introduction de l'auteur explicite donc son intention : mettre en scène l'intégration culturelle de juifs au sein de la société américaine. La séquence la plus lointaine se déroule en 1880 lorsque Fannie (la mère de Willie) évoque son père, un émigré roumain qui a eu trois enfants (Irving, Mike et Rose) d'une première femme et trois autres (Fannie, Goldy et Bobbie) d'une seconde. La séquence la plus récente est celle du train en 1942. Le lecteur peut donc voir trois générations différentes interagir avec les américains dans leur entourage. Il observe des comportements relevant de l'ignorance crasse (le troisième soldat qui est incapable de savoir où se situe la Grèce), le harcèlement peu importe la raison (les jeunes irlandais s'en prenant à leur voisin plus jeune et pas de leur milieu), l'antisémitisme ordinaire, juste comme ça, sans fondement idéologique ou religieux, juste par habitude. Il est également témoin de l'amitié spontanée et désintéressée entre enfants, de l'entraide, de l'absence de préjugés de race ou de culture, du lien amical plus fort que les préjugés de classe, des lieux communs antisémites plus forts que l'amitié, de l'entraide au sein d'un même communauté, mais aussi de ses limites, et de la fraternisation indépendamment des convictions et des préjugés. Tout est littéralement possible et rien n'est joué d'avance ou immuable.
Cette histoire relève de la fresque historique et sociale à hauteur d'individu. Le lecteur passe d'une vague d'immigration à la fin du dix-neuvième siècle à l'approche de la première guerre mondiale, puis traverse la grande crise économique des années 1930, jusqu'à la déclaration de la seconde guerre mondiale, tout ça en toile de fond, avec les répercussions sur le commun des mortels. Comme toujours chez cet auteur, les dessins insufflent une vie incroyable dans chaque personnage, chacun étant différencié par ses vêtements, sa morphologie, ses gestes et ses postures, ses expressions de visage. Il n'y a pas deux personnages identiques. Will Eisner met en œuvre sa science de la direction d'acteur, poussant parfois jusqu'à la pantomime, mais sans tomber dans l'exagération comique, conservant toujours cette justesse dans les nuances et dans l'expressivité. Le lecteur éprouve la sensation de voir exister devant lui aussi bien des enfants dans une bagarre de rue, qu'un père en train d'expliquer comment éviter la bagarre à son fils honteux de s'être fait rosser, une mère ayant une petite tendance à se montrer théâtrale dans ses réactions dramatiques, une épouse autoritaire houspillant un mari qui a capitulé depuis belle lurette (avec des épaules tombantes et une posture avachie et résignée), une jeune femme courageuse essayant d'arracher sa petite sœur d'un tripot, un artiste bohème dans la Vienne de 1910, un américain communiste habité par ses convictions, un jeune américain bon teint, etc. Le lecteur se rend compte qu'il a déjà une idée du caractère de chaque personnage, de son origine sociale, de ses émotions rien qu'en le regardant le temps de 2 cases. Il y a là une science incroyable du portrait vivant.
Les qualités artistiques de Will Eisner ne se limitent pas à représenter les êtres humains dans leur diversité. Sa narration graphique est à nulle autre pareille, d'une richesse roborative. Il pense ses constructions de page en fonction de chaque séquence, utilisant aussi bien des cases sans bordure laissant une liberté de mouvement total au regard du lecteur, que des pages à fond noir (plutôt que blanc) que des dessins enchevêtrés comme coulant l'un dans l'autre, que des cases traditionnelles avec une bordure rectangulaire tracée. Il n'utilise pas de bulle de pensée, les phylactères étant consacrés aux dialogues. Il intègre parfois de courts textes sous une image, comme une sorte de texte illustré, ou plutôt d'image commentée, sans nuire en rien à la fluidité de la narration. Ce récit étant explicitement situé dans le temps, le lecteur attend une reconstitution historique. Will Eisner fait le nécessaire avec la même élégance que pour les personnages. Sa narration visuelle ne devient pas un exercice académique de recréation d'une époque ou d'une autre. Les éléments apparaissent naturellement dans les cases, sans que le lecteur n'ait l'impression de devoir s'extasier devant la pertinence d'un détail. Dans le fil du récit, il peut effectivement s'intéresser aux costumes, à l'architecture des bâtiments, aux outils d'un menuiser, aux différentes formes de landau, au lange d'un bébé, au modèle d'une automobile, au mobilier, etc. Il peut aussi n'en faire aucun cas et ne pas s'y attarder, en se limitant à l'impression globale que tout est bien d'époque et à sa place.
Du coup, sans même s'intéresser à la notion d'intégration, le lecteur se projette dans les différents individus qu'il voit vivre sous ses yeux, ressentant leurs émotions, partageant leurs espérances, leurs envies, leurs émotions. Il se sent aussi proche d'un jeune garçon malmené par les gosses du quartier que de son petit frère qui regarde ce qui se passe sans comprendre, que d'une femme inquiète de voir son mari sans travail et donc sans revenu pour nourrir ses enfants, que d'un jeune peintre à Vienne exploité par son maître, que d'une jeune adolescente contente de son indépendance à travailler dans un tripot, que d'un homme d'une vingtaine d'années franchissant une étape après l'autre pour pouvoir devenir médecin, que d'un adolescent dépassé par l'antisémitisme larvé et implicite de ses parents, que par un père de famille résigné à être un mauvais entrepreneur, mais philosophe. Cette histoire est à l'opposé d'un exposé stérile et magistral : elle est habitée par des êtres humains faillibles et toujours sympathiques quels que soient leurs défauts. L'humanisme de Will Eisner rend chaque personne très réelle avec cette complexité inhérente qui fait qu'il n'est pas possible de les haïr ou d'y voir un méchant d'opérette.
À chaque nouvelle œuvre, Will Eisner se lançait un nouveau défi. Loin de déboucher sur des récits conceptuels, cette méthode accouche à chaque fois d'une histoire pétrie d'humanité, avant tout des individus très incarnés qui vivent leur vie de leur mieux en fonction de leur éducation, de leur milieu, de l'environnement dans lequel ils évoluent, des circonstances historiques, avec un trait toujours aussi élégant et vivant.