Images vendues en kit, à décoder soi-même
Visiblement, Frank Miller se fout complètement que le lecteur comprenne quelque chose à cette histoire où se mêlent super-héros vieillissants, une équipe de jeunes super-héros en collants (d'où le sous-titre "La relève"), et quelques méchants épais, dont Lex Luthor. A l'évidence, cette dérive procède d'une tentative de rajeunissement de séries surexploitées (Superman, Batman, Green Lantern, Green Arrow), que l'on a tellement pressurées dans tous les sens pour pondre des histoires à un rythme soutenu, qu'il ne reste plus que l'incohérence et le délire pour narrer quelque chose.
Pour le scénario, lisez le résumé dans Wikipédia (article "The Dark Knight Strikes Again"), qui est infiniment plus clair que l'album lui-même. En fait, Frank Miller ne nous offre qu'un festival des codes graphiques qui se sont imposés au genre de "comics de super-héros" au fil des décennies : seule l'image, la posture, le dessin l'intéressent : Collage irrégulier de vignettes sur fond de page uniforme ou enluminé, montage de vignettes selon une logique donnée par l'arrière-plan (par exemple, les vignettes s'arrangent pour être contenues dans la silhouette du poing fermé de Batman, qui forme une tache noire en arrière-plan), présence ou absence de cadre à chaque dessin selon les mouvements à rendre, pleines pages de couleurs éblouissantes correspondant à des explosions; contrastes agressifs et dramatiques entre les noirs profonds des parties ombrées et les écarlates, jaunes incandescents ou violacés électriques des manifestations de super-pouvoirs...
Le trait de Frank Miller est moins séduisant que dans la moyenne des comics; ses traits fins et tremblotés pour suggérer les plis et les rides sont parfois proches de la caricature, sans offrir cette lisibilité expressionniste qui est le pain quotidien des comics. Les effets 3D sont boudés (ce qui donne des vues écrasées sur Batgirl, page 11, par exemple). On a de beaux monstres (crocs, écailles, tentacules...), de belles courbes de cuisses et fesses féminines (forcément, si on met en collants des filles de 16 ans...), et une chaîne de télé, censée commenter les événements en cours, s'appelle "Infos Nymphos" (tout un programme...), avec des filles à poil fraîches et roses qui rappellent les premières héroïnes pop érotiques des années 1963-1968.
Ajoutons l'exagération des petites manies "comics", comme de multiplier des phylactères rectangulaires un peu partout dans l'image, phylactères dont les textes ont des fonctions multiples : parfois décrire pour accompagner l'image, parfois apporter des éclaircissements supplémentaires (les filles d' "Infos Nymphos" ne sont pas toujours là pour tout dire, hein ?), parfois refléter les pensées intimes du personnage dessiné, et parfois interpeller le héros dans ses problèmes psychologiques ou moraux. Le tout, bien sûr, agrémentés de ces mots en gras et en italiques, visiblement choisis un peu au pif (ce ne sont pas forcément les mots les plus porteurs de sens qui sont ainsi valorisés), et qui semblent faire partie des rites indiscutables des comics US.
Elitiste en ce sens qu'il faut avoir lu une masse d'épisodes antérieurs pour comprendre quelque chose à l'action, décadent dans la mesure où l'histoire nous fait sentir que les super-héros ont vieilli, et qu'il est temps de passer à une autre génération; maniériste dans la mesure où Frank Miller s'éclate visiblement dans les raffinements formels de couleurs et de mise en page, cet épisode ne déchaînera (peut-être) l'intérêt que de ceux qui ont lu tout Marvel depuis 1940. Frank Miller me rappelle ces artistes vieillissants qui, la gloire assurée, déterminent eux-mêmes les canons de leur recherche esthétique, en sacrifiant les critères de base de ce qui faisait leur succès : la clarté, la cohérence, le sens et l'allant de la narration.