Article d'origine
L'UNIVERS DE BERSERK
Il est essentiel de comprendre que tenter de faire entrer ce manga dans un lit de Procuste d’analyses incontestables serait vain. D’autant plus lorsque celui-ci est en cours de parution, donc incomplet. Berserk, c’est avant tout l’œuvre d’une vie, celle de Kentaro Miura. Son dévouement créatif et son perfectionnisme ont fait de Berserk l’un des mangas les plus travaillés qui soient, en particulier dans sa forme. En ce sens, l’esthétique sublime de l’œuvre (qualitativement croissante au fil des tomes), en justifie à elle seule la lecture.
Berserk tisse la toile d’un monde d’horreur et de violence qui se déploie au cœur d’un univers imaginaire, évoquant l’Europe médiévale. Cet espace inquiétant est le théâtre de drames d’autant plus dérangeants qu’ils paraissent vraisemblables, aussi insoutenables soient-ils. Pourtant l’auteur n’y décrit pas une page du passé historique, mais nous invite à naviguer dans un univers de dark fantasy, suivant des personnages pris au piège du cauchemar de la causalité du monde. L’histoire de Berserk tourne autour de Guts (prononcé Gattsu), surnommé le guerrier noir. Après l’avoir suivi pendant trois tomes, le manga retrace le passé du personnage, de sa naissance à son traumatisme, source de tous les maux du présent, et symbolisé par la marque du sacrifice. Ce long flashback qui s’étend du tome 3 à 14 représente l’arc le plus intense de la série : L’Âge d’or, relatant l’ascension et la chute de la troupe du Faucon. Au-delà, nous virons dans un monde de ténèbres, les horreurs qui parsèment les trois premiers tomes prennent alors sens, et nous ne pouvons que soutenir Guts dans son implacable quête de vengeance. Celle-ci s’accomplit le long d’un chemin sanglant où sa force vitale se nourrit d’une haine sans bornes dirigée vers l’autre personnage important du manga : Griffith, le chef des mercenaires de la troupe du Faucon, personnage aussi fascinant qu’ambigu. La haine du guerrier noir est cependant éclairée par son amour pour Casca, jeune femme traumatisée dont il tente d’assurer la protection. Comme lui, elle faisait partie de la troupe du Faucon. Comme lui, elle est porteuse de la marque. Ces sentiments antagonistes font de Guts le personnage archétype tant porté par Éros que par Thanatos et ainsi à même de représenter les pulsions résidant en tout être.
LE BIEN, LE MAL ET/OU LA NATURE HUMAINE
« Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Et quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi. »
Cet extrait de Par-delà le bien et le mal de Friedrich Nietzsche suffit à définir l’œuvre de Miura. C’est un plongeon dans l’abîme qui s’opère au fil des tomes, où la corruption de l’âme humaine suit une progression inéluctable dont Guts est le symbole. D’autres personnages et situations viennent compléter cette fresque de noirceur qui émane bien au-delà des pages pour s’immiscer dans l’esprit du lecteur, jusqu’à l’engloutir tout entier lors du climax sacrificiel du treizième tome. Il ne fait nul doute que si la violence et le sexe jouent un rôle prépondérant dans le manga, c’est afin de mieux explorer les facettes les plus sombres de l’âme humaine. Au-delà du divertissement, ces facteurs ne sont jamais gratuits et viennent enrichir la psychologie d’un personnage ou appuyer un certain trauma, souvent lié à l’enfance, thème tant crucial que récurrent au sein de l’œuvre. De plus, la morale ne vient jamais alourdir l’ensemble, présenté sans aucune concession, qu’il s’agisse de pédophilie, d’inceste, de viol ou de massacre. L’Homme y est intimement lié à une forme de monstruosité. Cette œuvre est là pour le rappeler avec force et violence : il y a toujours eu et il y aura toujours des guerres sanguinaires, et des hommes corrompus par l’ambition, le pouvoir, ou leur désir sexuel. « Au bout de ce chemin, tout ce que tu trouveras vraiment ne sera qu’un champ de bataille » dit Guts à Jill dans le tome 16. L’existence est un champ de bataille. Et puis à trop vouloir faire le bien, l’homme peut aussi être cause de souffrance chez ses semblables. Ainsi, c’est au sein même de Guts que se terre la bête des ténèbres, représentée matériellement par l’armure du Berserker, symbole même de cette violence qui sommeille en chaque être. Et il ne s’agit pas là d’un double maléfique, mais bien d’une entité inhérente à l’individu. Ainsi, bien qu’il nous projette dans un univers de fantasy, Berserk tend un miroir implacable sur la nature humaine, et dont le reflet nous révèle âprement un puits sans fond d’horreur, d’effroi et de cruauté.
Force incontestable du manga, l’auteur n’enferme pas son univers dans une opposition marquée entre Bien et Mal avec des archétypes religieux marqués tels que des figures divines ou diaboliques. Dans un entretien datant de 1996, Kentaro Miura disait que : « Dieu et le Diable sont des créatures nées des pensées humaines. Ce discours est semblable au paradoxe de l’œuf et de la poule : lequel des deux est né en premier ? L’existence de Dieu et du Diable est un reflet de l’existence humaine ». Le divin dans Berserk est une extension de l’humanité et non le reflet d’un mode de pensée ou le résultat d’un dogme. Ainsi, la grande puissance supérieure, Idea, l’Idée du Mal, est née de l’inconscient des humains, et représente tous les sentiments négatifs tels que la peur ou le désespoir. Idea est une conscience commune qui dépasse l’individualité, agissant comme l’ego du monde. L’Homme a désiré une raison au destin qui le dépasse, l’Idée du Mal fournit cette raison en manipulant les évènements humains par la causalité, tout en laissant une certaine forme de libre arbitre relatif. Cette conception régissant les règles du monde brouille dès lors les notions manichéistes du bien et du mal, car le Dieu tout-puissant n’est pas un Dieu aimant, et son contraire, le Diable, n’existe tout simplement pas.
Cependant, les humains n’ont pas conscience de cette puissance qui les dépasse et Miura inscrit son manga dans un univers très réaliste de la société féodale où les individus ont une conception tout à fait humaine (et surtout judéo-chrétienne) du paradis et de l’enfer. Ce choix permet d’intensifier le récit en confrontant la papauté aux païens, accentuant la complexité psychologique d’un personnage comme Farnèse. Cette décision installe la narration dans un univers riche en repères pour le lecteur, sans virer dans la fantasy ostentatoire d’un Lord of the Rings, lorgnant davantage vers l’œuvre de David Gemmell. Pourtant, là où le bien et le mal ne s’opposent pas au niveau macroscopique, au sens théologique, il en est tout autrement à une échelle microscopique avec les personnages de Guts et Griffith.
LES TÉNÈBRES ET LA LUMIÈRE: L'OPPOSITION GUTS/GRIFFITH
Bien que Guts soit considéré comme le personnage principal du manga, l’histoire repose également beaucoup sur celui de Griffith. Aussi, réfléchir sur Berserk oblige à se pencher sur ces archétypes antithétiques et à comprendre leur relation alors que tout les oppose fondamentalement. Leur rencontre suffit à ancrer leurs caractères respectifs : Guts est belliqueux, et son impulsivité contraste nettement avec le calme de Griffith, profondément serein même en plein duel. Ainsi, leur relation commence par l’apprivoisement de Guts, qui se révèlera un atout majeur dans l’accomplissement de l’ambition de Griffith. Cependant, l’amour de celui-ci est palpable a bien des reprises, la plus flagrante étant lors de la première apparition de Zodd qui, paradoxalement, apportera aussi le premier présage d’un avenir funeste : « Fais attention, car le jour où son ambition s’effondrera, ta mort t’attendra, une mort dont tu ne pourras te soustraire ! » (Zodd à Guts, tome 5). L’Âge d’Or révèle leur complémentarité, mais affiche de façon latente l’obstacle que chacun est pour l’autre : Guts a besoin de s’affirmer en dehors de l’influence de Griffith, cherchant sa place dans le monde, une destinée à son épée, en espérant aussi et surtout à être considéré comme l’égal du Faucon. Quant à Griffith, son amour pour Guts est un frein à son « rêve » de conquête, bien qu’il ne le réalisera que plus tard, lors du moment-clé : L’Éclipse. « Parmi ces milliers de compagnons, ces dizaines de milliers d’ennemis, un seul, toi, m’a fait perdre de vue mon rêve ». Au sein de cette relation extrêmement complexe, entre respect mutuel, intérêt et affection, ces deux hommes, aussi complémentaires soient-ils, sont destinés à prendre deux chemins différents. Griffith est un esprit affuté, érudit, calculant ses actions au millimètre, tandis que Guts est un corps combattant qui agit à l’instinct, sans rien planifier mais non sans intelligence. À partir du treizième tome, leur antagonisme se creuse : au-delà de l’opposition humain/divin qui les sépare désormais, les sentiments de rage et de vengeance animant Guts sont des sentiments tournés vers le passé, tandis que Griffith, porté par sa volonté de conquête, est résolument tourné vers l’avenir.
« Un esprit sensible ne convient pas à celui qui porte une épée. »
William Shakespeare, Le Roi Lear.
L’esprit inflexible de Guts s’est façonné dès sa macabre naissance, lui qui vit le jour au beau milieu d’un charnier. Il fut, lors des premiers instants de son existence, bercé par la mort au bout de son cordon ombilical, ultime et dérisoire lien qui l’unissait encore à sa mère, pendue alors qu’elle donnait la vie. À la lumière de ce traumatisme fondateur, l’origine de son nom devient évidente, guts signifiant « entrailles » en anglais. Autant Griffith est un grand stratège de guerre, autant Guts en est l’instrument brut : il n’a vu, depuis la toute première fois où il ouvrit les yeux sur le monde, que massacres et violences de toutes sortes. Son épée bien plus grande que la moyenne, avant même le Dragon Slayer, est une part intégrante de lui-même. Là où nous pourrions facilement y voir une représentation phallique, cette épée comme extension de son être est tout aussi symbolique que la lyre d’Orphée, constituant une sorte d’attribut mythologique du personnage guerrier. L’art de la guerre reste un art, et, en ce domaine, Guts est un maître. Il suit à sa façon la voie du guerrier, cultivant cet art de vivre qui le maintient en vie, toujours en quête de combat. Son épée est indissociable de sa quête spirituelle, qui le poussera finalement à quitter la troupe du Faucon. Ce constant dépassement de soi s’exacerbe quand il prend possession du Dragon Slayer, de même que la souffrance endurée. Et c’est à ce moment-là que la dimension orphique des personnages atteint son apogée : Casca est l’Eurydice que Guts s’efforce de sauver des Enfers, muni de son épée/harpe dont le funeste lyrisme se répand dans le feu et le sang. L’autre nuance étant que l’enfer est constant sur le seuil où vivent ceux qui portent la marque. Le personnage de Guts évoque donc Orphée par sa quête romantique enténébrée, mais il se distingue radicalement du poète du fait de l’absence totale de sensibilité qui le caractérise. Guts est un guerrier, et certainement pas un artiste. Il fait donc nul doute que Miura a en partie puisé dans la matière mythologique antique pour construire ses personnages et leur univers. Cependant, il se plaît aussi à détourner ces mythes littéraires séculaires, pour leur conférer une nouvelle dimension, notamment à travers cette figure parfaitement paradoxale de « guerrier orphique » qu’incarne Guts.
« Qui veut élever en un instant, une flamme puissance, commence par l’allumer avec de faibles brins de paille.»
William Shakespeare, Jules César.
Brillant tacticien armé d’une forte confiance en lui, leader né dévoré ou plutôt nourri par un rêve, Griffith a aussi tout du héros mythique. Cependant, sa détermination à accomplir le pire des sacrifices pour satisfaire son ambition, jusqu’à la damnation, octroie à son personnage une puissante dimension faustienne. Griffith, tout comme le docteur allemand, a une soif insatiable de connaissances, ce qui l’amène à lire un nombre considérable d’ouvrages traitant de sujets aussi variés que l’histoire, la théologie, la philosophie et bien d’autres. Alors que Faust vend son âme pour la connaissance universelle, Griffith donne en offrande la troupe du Faucon. D’ailleurs, et bien malgré lui, Griffith fait couler son sang sur la Beherit l’éveillant, à l’instar de Faust signant le contrat de Méphistophélès : l’Œuf du Conquérant est le contrat du Faucon. On peut d’ailleurs supposer qu’il a encore le choix à ce moment-là, mais une fois que son sang a coulé, le contrat démoniaque est lancé et inéluctablement scellé. De plus, la Beherit rouge est à Griffith ce que le Dragon Slayer est à Guts : une part de lui et de son destin lié au sang. Le sang de Griffith a activé la Beherit ; le sang des apôtres et autres créatures du monde astral a transformé la lame du Dragon Slayer en une Némésis. Griffith est clairement une figure faustienne, proche du mythe moderne là où Guts se rapproche davantage d’une figure orphique et donc antique.
À travers ces deux personnages, Miura n’hésite pas à rompre avec un manichéisme radical : Guts est le guerrier noir, en pleine croisade, Griffith est le faucon blanc, en pleine conquête. Le premier se nourrit à la rage, antipathique et solitaire. Le second est froid comme la glace, ambigu et possède la capacité de fédérer les autres, tout comme de provoquer la plus vive jalousie. Toujours est-il que c’est un personnage dont le pouvoir et le charisme s’exercent jusqu’au-delà des pages, sur le lecteur même. Alors que Griffith est souvent représenté comme un ange auréolé de lumière, Guts apparaît comme un monstre effrayant, parfois même aux yeux de ses alliés (La Princesse Charlotte, Puck, Erica, Jill).
Cependant, les deux personnages connaissent tous deux une métamorphose : Griffith, le premier en accédant à la divinité. Plus tard, il pourra également reprendre forme humaine, ce qui constituera la métamorphose la plus importante du manga, dans le sens où elle scellera l’importance de la causalité et des talismans de celle-ci : les beherits, tout en instaurant la puissance de Griffith/Femto, premier God Hand à prendre forme humaine. Quant à Guts, sa métamorphose viendra avec l’armure du Berserker au tome 26, celle-ci lui permettant de se battre de façon surhumaine en éveillant sa sauvagerie primaire. Cette armure matérialise le démon intérieur de Guts, et cette bête qui ne faisait que le hanter auparavant devient plus active, galvanisant ses émotions les plus noires jusque-là enchaînées. La forme étrange que prend le casque renforce encore la transformation du guerrier. À l’image de Griffith, Guts est soumis à une forte dualité. Toutefois, les personnages s’opposent jusque dans leurs métamorphoses respectives : Femto peut être perçu comme la face sombre de Griffith et la Bête des ténèbres celle de Guts, mais ce dernier reste entravé par son humanité symbolisée par la marque du sacrifice. Il a absolument besoin de Schierke pour se maîtriser : et on en revient donc à l’opposition humain/divin. « Toi, tu affrontes directement ton destin… Tu vis comme si tu te brûlais aux feux de l’enfer. » (Serpico, tome 30). Là où Guts semble traverser l’enfer, ou s’y diriger, Griffith vient avec Falconia symboliser un Paradis sur Terre, en témoignent l’épiphanie au Pape et les ailes de lumière du faucon, le guide immaculé. Guts et Griffith abritent à eux deux l’Enfer et le Paradis tout en représentant respectivement le Bien et le Mal : « Guts chemine sur une terre mêlée de sang et de boue pendant que Griffith, l’adversaire, se tient en hauteur avec des ailes blanches. » (Entretien de Kentaro Miura, 2002).
Pour finir, on retiendra que Guts se révèle le principal rouage de la destinée de Griffith : acteur de la causalité, il a provoqué indirectement sa perte en le faisant sombrer dans une immense détresse émotionnelle. Griffith est un rouage du destin de Guts encore plus important avant qu’après son avènement. Il en détermine toute l’existence, d’abord en suscitant chez lui un sentiment d’amitié, de respect et surtout d’appartenance, puis en transformant cela en une rage démesurée. Il est, par conséquent, un élément à la fois constructeur et destructeur.
DE L'AUTRE CÔTÉ DU MIROIR, ENTRE CONTE ET LÉGENDE...
L’Éclipse équivaut à un passage à travers le miroir, sans retour possible pour les personnages. Les ressorts dramatiques de Berserk reposent dès lors sur la frontière fragile qui sépare le concret du magique, dans la mesure où Miura a autant recours au réel qu’au merveilleux dans son œuvre. Ce jeu narratif est renforcé par le fait que Guts évolue sur le monde du seuil, à l’interstice du monde caché et du monde visible. Ainsi, les grands enjeux du manga se révèlent toujours lors de la confrontation entre ces mondes. Autant Berserk puise sa matière dans la mythologie antique, autant ce manga peut également être assimilé au genre du conte.
On retrouve dans l’œuvre le schéma actantiel et les thèmes des contes magiques traditionnels : le héros invincible affrontant des maléfices pour protéger celle qu’il aime ; les comportements sont décrits dans le prosaïsme familier du quotidien moyenâgeux ; les personnages possèdent des fonctions narratives comme celui de donateur, adjuvant (qui aide le héros) ou d’opposant (qui fait obstacle à la quête du héros) ; l’appel au folklore, la présence de créatures magiques et monstres comme des elfes et des ogres ne sont pas sans intensifier une forte affiliation au conte, les elfes reprenant le rôle de fées ; et bien évidemment l’utilisation de la sorcellerie. Miura utilise le rôle de la sorcière comme dans les vieux contes : elle aide le héros et s’impose comme un symbole dérangeant dans la mesure où le peuple voudrait ne rien voir ni savoir sur eux ou le monde. Plus tôt dans le manga, les sentiments incestueux du roi du Midland pour sa fille Charlotte ne sont pas sans rappeler ceux du roi dans Peau d’Âne de Perrault (ou Peau de Milles Bêtes chez les frères Grimm), conte mettant en scène un souverain souhaitant se marier avec sa propre fille après la mort de sa femme. À l’instar des contes, l’histoire de Berserk ne passe pas par les chemins de la culture et de l’intellect, elle touche directement notre inconscient, ce qui, en nous, est le plus simple et le plus brut, que ça soit l’innocence ou une certaine noirceur.
En ce qui concerne son appartenance au domaine du conte, le manga frôle à plusieurs reprises le métafictionnel, particulièrement lorsqu’il s’agit du personnage de Griffith : « Le chef Griffith, il est trop différent de nous, il a un je ne sais quoi, on dirait un personnage de conte. » (Gaston, tome 13) ; « Un tel paysage devrait être baigné seulement d’horreur. Et pourtant, il ressemblait à un tableau d’une beauté sans égale. Nous nous trouvions alors pour de vrai, au milieu d’un conte légendaire » (Sonia, tome 22) ; « C’est trop beau pour être vrai, c’est comme un conte de fées où le chevalier vient sauver la princesse prisonnière. » (Charlotte, tome 27) ; dans le tome 28, Sonia raconte son histoire à Schierke sous forme de conte (le conte du milan et du faucon blanc) et puis il y a le conte de Picaf raconté par Rosine et Jill dans le tome 15. D’ailleurs, l’affiliation du Cycle des Enfants Perdus au conte est évidente à bien des niveaux.
Le conte populaire est basé sur le principe de la séparation du bien et du mal. À ce titre, son manichéisme est un article de foi inaltérable. Les personnages sont nettement tranchés, comme un jeu d’échecs : les blancs d’un côté, les noirs de l’autre, et rien au milieu. Dans le manga, comme nous l’avons évoqué précédemment, la symbolique des couleurs est inversée, mais n’en reste pas moins exacte. Cependant, il s’agit encore de point de vue et en creusant, plusieurs paradigmes pourraient coexister dans l’univers de Berserk.
Autour de cette essence de conte se tissent des fils de nature mythologique. En effet, les God Hand seraient comme les Dieux de l’Olympe. L’aventure de Guts pourrait être rapprochée du mythe d’Ulysse : L’Iliade et sa guerre pouvant s’affilier à l’arc de L’Âge d’or, l’Odyssée et ses monstres aux arcs suivants. Le périple maritime vers Elfheim n’est d’ailleurs pas sans posséder une certaine dimension ulyssienne. Le héros mythique assume une action divine et se met en marge du monde purement humain. Des personnages comme Jason, Persée ou Ulysse doivent se battre contre des géants, des sorcières et autres créatures maléfiques et deviennent des héros du fait de leurs exploits pendant que leurs compagnons meurent : la vie élimine les faibles, les Argonautes meurent, mais Jason survit, il en est de même pour l’équipage d’Ulysse. Les héros des mythes sont des survivants, ils ne connaissent pas la faiblesse. Guts correspond en tous points à l’essence même de la figure du héros mythique.
Ainsi, sa destinée fabuleuse et annoncée est amorcée par un parcours initiatique, même si au fil des volumes, le personnage dépasse ce cadre « initiatique ». Le concept du monomythe de Joseph Campbell peut être associé à l’œuvre de Miura. Pour rappel, ce concept présenté dans Le Héros aux mille et un visages repose sur l’idée que tous les mythes du monde racontent essentiellement la même histoire, en résulte un schéma universel incluant plusieurs étapes, ce schéma est celui du voyage du Héros. Même si elle est loin d’être terminée, l’odyssée de Guts correspond à ce schéma.
Dans l’ouvrage Pathways to Bliss Mythology and Personal Transformation, Campbell met en relief le rôle de l’artiste à offrir un angle particulier afin de faire rayonner une vision du monde, une perspective pouvant amener au bonheur. Le voyage du Héros se révèle comme un reflet de nos propres vies : « Ce que je pense, c’est qu’une bonne vie est une succession de voyages héroïques. Maintes et maintes fois, vous êtes appelé à l’aventure, vers de nouveaux horizons. Chaque fois se pose la même question : vais-je oser ? Et si vous osez, arrivent les dangers, mais l’aide aussi, et enfin le triomphe ou l’échec. L’échec est toujours possible. Mais il y a aussi la possibilité du bonheur ». Les motifs et les symboles de Berserk parviennent comme les contes et comme les mythes à nous parler de nous-mêmes en offrant une histoire héroïque, une expérience universelle qui au-delà du divertissement, parvient à éclairer une certaine forme de courage pouvant s’appliquer à nous-mêmes. Sous cet angle, relier Berserk à notre vie moderne semble loin d’être absurde en tant qu’éloge d’une volonté de vivre et d’aller de l’avant, doté d’un héroïsme à sa propre échelle. Le conte comme le mythe tendent à la connaissance de l’être. Les histoires que nous connaissons tous traitent de la même chose, qu’il soit question de la quête du Graal, de la Toison d’Or, de la Pierre Philosophale ou d’un fameux trésor, il s’agit toujours de plonger au plus profond de soi, d’affronter d’innombrables épreuves, et puis ramener à la surface du monde l’objet de la quête tout autant que soi-même.
L’ART DE BERSERK OU LA QUÊTE DE L'ÉMOTION ESTHÉTIQUE
L’union profonde entre le sujet et la forme élève incontestablement la qualité de ce titre. En effet, l’ingéniosité de Miura réside dans le recours à des références plus ou moins précises. La composition de son style s’en retrouve alors renforcée si ce n’est parfois transcendée. On peut souvent reprocher le vide graphique de certaines œuvres ou l’appel à une trop forte logique symbolique sans lien direct avec l’histoire. Miura tend à s’adresser à l’instinct de ses lecteurs, à leurs émotions, et à leurs sens. Il n’est pas toujours question de signifier quelque chose de précis en citant Esher, il s’agit davantage de faire appel à notre sens de la beauté, de l’esthétique, une chose qui ne peut être que ressentie. Un manga se distingue avant tout par sa forme graphique, en effet, aussi intéressante soit l’histoire racontée s’il ne parvient pas à toucher le sens de beauté d’un lectorat, celui-ci ne pourra jamais s’abandonner à l’émotion esthétique de l’œuvre. Miura nourrit donc Berserk de références picturales de façon tantôt directe, tantôt détournée. Les citations les plus directes se situent dans les tomes 3 et 34 soit respectivement M. C. Escher et Jérôme Bosch. L’utilisation du premier permet par exemple d’exprimer l’absence de logique qui caractérise le monde des Gods Hand. L’œuvre de l’artiste néerlandais illustre des espaces paradoxaux défiant les modes habituels de logique, peuplés d’objets impossibles comme l’escalier de Penrose où ascension et descente sont perpétuelles. Ainsi, l’utilisation de la lithographie Relativité (1953) s’avère un repère esthétique parfait pour représenter le fossé entre le monde physique et cette mystérieuse dimension à mi-chemin des Enfers.
L’autre citation évidente se trouve lors du commencement du monde nouveau. L’Enfer, le volet droit du triptyque Le Jardin des délices (1504), vient symboliser la folie existentielle de ce cauchemar prenant vie. En utilisant cette œuvre de Bosch, Miura renforce le chaos de l’événement qui se déroule sous les yeux du lecteur. La connexion des mondes est aussi et surtout la libération d’une forme d’enfer, d’une horreur macabre et merveilleuse, car, dès lors, les enjeux prennent une nouvelle ampleur : le seuil n’est plus, les humains pourront-ils cohabiter avec les divers démons ? Au-delà de la prise de risque narratif admirable de la part du mangaka, il est indéniable que cette fusion était inévitable dans le récit, et qu’elle est graphiquement orchestrée de façon irréprochable par Miura.
Pourtant l’influence majeure ou du moins celui dont on pourrait rapprocher l’œuvre graphique de Kentaro Miura reste incontestablement Gustave Doré, qui a illustré entre autres, de nombreux volumes des contes de Perrault édités par Hetzel. Les gravures de l’artiste restent inoubliables et presque indissociables des contes eux-mêmes. Gustave Doré est l’un des rares à avoir pu capturer l’imagerie du conte, cette imagerie merveilleuse qui tend à enrichir et à vivifier le récit sans jamais enfermer l’imaginaire du lecteur, le galvanisant même, laissant une trace aussi intense qu’indélébile dans l’esprit des gens. Que ce soit malgré lui ou non, le mangaka tend à cet idéal voire même parvient à le dépasser. Son récit se construit essentiellement par images, entre endroits obscurs comme le Qliphoth, et châteaux aristocrates, en passant par les champs de bataille, la forme y a toujours autant d’importance que le fond.
Le crayon de Miura s’applique avec un style extrêmement proche de celui de Doré à donner une ampleur merveilleuse à son œuvre, d’une beauté et d’une richesse rares au sein d’un manga. Il est souvent dit que la bande dessinée est peu propre à exprimer la parole conteuse et le merveilleux alors qu’elle peut si bien illustrer et produire le fantastique. Force est de constater que cette affirmation de Georges Jean dans son ouvrage sur Le Pouvoir des Contes ne peut aucunement s’appliquer à Berserk. Le mangaka se laisse à illustrer un monde paisible pour mieux contraster avec les tourments du monde, et ceux au sein même des personnages. De plus, l’émotion esthétique à laquelle tend Miura en dessinant son histoire est la même que celle de Doré lorsqu’il représentait des passages de La Divine Comédie de Dante : une dimension épique et mythologique très forte.
Ainsi, il puise dans l’inconscient collectif les grandes images qui résonnent encore. En résulte l’essor graphique au cours de son œuvre, qui ne revêt jamais une dimension mécanique, problème que peuvent connaître certains mangas, particulièrement lorsqu’ils sont publiés dans l’urgence à grand renfort d’assistants. Berserk est une œuvre aussi foisonnante et magique que le plus fascinant des contes, et aussi épique et tragique que le plus violent des mythes. Cela est possible grâce au dévouement graphique de son auteur.
AU-DELÀ DES REFLETS...
« Le monde terrestre est comme la surface d’un lac sur laquelle se reflète la lune. On ne peut pas effacer ce reflet. Tant que la lune se trouve dans le ciel, son reflet continuera d’apparaître sur l’eau. Il y est depuis toujours. Ce qui va se passer n’est qu’un reflet. […] Nous nous retrouvons sur la terre à n’être que des reflets sur l’eau. […] Même si ce n’est que d’un pas il est possible que tu te trouves hors de portée des lois qui régissent ce monde. Tu n’es peut-être pas un reflet sur l’eau, mais un poisson qui nage à la surface. »
Skull Knight à Guts, tome 18.
Au carrefour des cultures occidentale et orientale, Berserk est incontestablement une œuvre remarquable et ambitieuse. D’une extrême richesse tant dans son graphisme que dans le traitement de ses thématiques, le manga offre une clé sur l’abîme humain. L’écho des séquelles physiques et psychiques des personnages nous parvient avec une rare intensité, leur caractère avec une impressionnante complexité. Ils vivent au fil des tomes avec leur propre logique et nous ne pouvons que les suivre. Au-delà d’un simple titre de dark fantasy, l’œuvre de Kentaro Miura est également une sublime réminiscence des contes et mythes d’autrefois, ainsi que de la magie de Gustave Doré à retranscrire cet univers épique parfois à la frontière du cauchemar tout en distillant des passages empreints de légèreté voire purement comiques. Nous ignorons quand l’histoire prendra fin et ce qui attend Guts, Griffith, Casca et les autres, et les lecteurs pourront échanger sur toutes les possibilités narratives, il est impossible d’anticiper ce que nous réserve l’auteur. L’arc Fantasia marque indéniablement une étape importante dans le récit, aussi importante que pouvait l’être l’Éclipse, aussi la suite sera probablement sujette à de nouvelles réflexions sur l’œuvre. En espérant qu’une chose ne sera jamais altérée : la puissance cathartique à suivre ce poisson nager à la surface.
Bibliographie:
Joseph Campbell, Le Héros aux mille et un visages, Oxus, 2010
Joseph Campbell, Pathways to Bliss Mythology and Personal Transformation, New World Library, 2004
Anne Da Costa, Contes d’hier pour aujourd’hui / origines, mythes, symbolisme et interprétation, De Vecchi, 2005
Jacob Grimm, Wilhelm Grimm, Contes, Gallimard, 1976
Georges Jean, Le Pouvoir des Contes, Casterman, 1993
Kentaro Miura, Berserk, tomes 1-35, Glénat, 1989 (en cours)
Luda Schnitzer, Ce que disent les contes, Sorbier, 2001
Osamu Tezuka, Dororo, tomes 1-4, Delcourt, 2006 (publié au Japon en 1967)
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