Frisco' 1967
Une bande dessinée située à la fin des années 60 : "Frisco", "le Golden Gate", des meurtres de jeunes femmes sur fond de culte à Satan.Dans l'air, un parfum de cultes "New Age" entre le "Summer of...
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le 9 sept. 2024
Ce tome constitue la première partie d’un diptyque. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Hervé Bourhis pour le scénario et par Lucas Verla pour les dessins et les couleurs. Il comporte soixante-et-une pages de bande dessinée.
Jour 1. San Francisco Golden Gate National Recreation Area. Matin du 10 mai 1967. Un policier décrit les faits aux deux inspecteurs qui viennent d’arriver : La victime est de type caucasien, autour de 25 ans. Sexe féminin. Elle a été retrouvée nue, à 10h, à l’ouverture du parc par le gardien Jeffrey Santiago. Elle a été assassinée et… mutilée. En fond sonore, la radio BTMV, Bible Teen Music & News : Jésus aime San Francisco ! L’animateur radio continue : Hosanna, les kids ! aujourd’hui, mercredi 10 mai 1967 après JC, c’est la Saint-Damien de Veuster, le martyr lépreux… L’inspecteur Lieutenant Ulysses Gord présente sa plaque au policier en faction auprès du cadavre, il est suivi par l’inspectrice Kimberley Tyler qui présente également sa plaque, mais qui est totalement ignorée par le policier. Ford regarde le cadavre nu adossé et attaché à un arbre : il est décontenancé par le signe dessiné sur son ventre. Tyler lui explique qu’il s’agit d’un pentagramme inversé, c’est le bouc de Satan. En réponse à une question de son collègue, elle dit qu’elle a dû voir ça dans des comics. Ford en déduit que si c’est sataniste, ils savent par où commencer : est-ce que quelqu’un a été voir Yeval ? Les deux inspecteurs regagnent leur véhicule, mais Tyler vomit à l’extérieur avant de monter. Elle incrimine le mélange d’odeur de Tacos et cigare.
L’animateur radio continue : 12h30 sur BTMV 106.7, voici l’émission Groovy Mother Mary, avec les jeans Levy Strauss & Co., on va débuter avec Windy, le nouveau tube de The Association, une chanson qui va emmener les auditeurs tout droit au ciel, les enfants ! Ford commente l’urbanisme en continuant à rouler : Les maisons victoriennes en bois du French District étaient nombreuses il y a cent ans. Mais le tremblement de terre de 1906 a fait le tri. Pendant la guerre, tout a été repeint en gris. Mais depuis quelques années, les beatniks investissent celles qui sont abandonnées. Ils y font de la musique, et des tas d’autres choses dont il ne veut rien savoir. Ils s’amusent à repeindre les baraques dans des couleurs pas possibles. Tyler trouve que c’est joyeux, sauf la maison devant laquelle ils viennent de s’arrêter. Ford sonne à la grille : pas de réponse. Une vieille voisine en train de fumer à la fenêtre leur indique qu’il n’est pas là. Tyler brandit sa plaque et indique qu’ils font partie de la police de San Francisco. Elle demande à la voisine si elle sait si monsieur Yeval est absent depuis longtemps. La fumeuse répond qu’il n’y a personne depuis une semaine, et que c’est tant mieux. Elle estime que c’est des dégénérés là-dedans, ils ont même un lion, et ça attire une faune répugnante, comme s’ils n’avaient pas déjà assez de problème dans le coin, avec les drogués, là, les chevelus… Les deux inspecteurs remontent dans leur voiture, pour aller vers un restaurant dans un autre quartier et Ford donne son avis sur Yeval, un saltimbanque, un ancien organiste de fête foraine qui a trouvé un le bon filon en créant la première église de Satan, fallait y penser.
Une époque devenue mythique dans la baie de San Francisco, en tout cas un contexte qui a intégré la mythologie américaine, avec le mouvement hippie atteignant son apogée, et le Summer of Love. Pour autant, même s’il en est question le temps d’une page, aucun hippie n’a été maltraité pour ce récit puisqu’il n’en apparaît que dans deux cases et en bonne santé. La curiosité du lecteur se trouve tout de suite en éveil avec le nom étrange de ce personnage : Baron Yeval. En fonction de sa familiarité avec le contexte historique, ou de son habitude de triturer les lettres, il est probable qu’il fasse le test de lire ce nom à l’envers : Lavey, comme dans Anton Lavey (1930-1997), fondateur de l’Église de Satan. En effet, les deux inspecteurs se retrouvent devant cette maison qui abrite l’Église de Satan, et dans la page suivante Ford explique à Tyler qui est Yeval : un escroc qui profite des gogos, et des bourgeois du tout-Frisco qui veulent s’encanailler les soirs de messe noire. Kimberley Tyler et l’inspecteur Taft vont rencontrer cet homme d’église : il présente bien, une haute silhouette longiligne, tout de noir vêtu avec une courte cape et une chemise à jabot, le crâne rasé, arborant bien sûr un bouc, fumant élégamment avec un fume-cigarette. Son apparence frappe par son visage très allongé, et ses yeux mordorés, quasiment hypnotiques.
La couverture apparaît fort sympathique avec un beau rendu d’arbre, le Golden Gate en arrière-plan, et la jeune enquêtrice dessinée avec une légère simplification et des contours et de discrets arrondis. Ces choix se confirment dans les pages intérieures : le visage de Kimberley est totalement lisse, dépourvu de rides ou de plis. L’iris de l’œil, très bleu, occupe une place un peu plus importante que la normale. La mèche de cheveux sur le front descend presque au niveau des sourcils. Sa bouche apparaît un peu petite. Elle porte le plus souvent un gros imperméable, presque comme une carapace qui gomme sa silhouette. Lorsqu’elle se tient en sous-vêtement sur son lit, ils sont très basiques, et elle porte des chaussettes très communes. Elle fait preuve d’un flegme qui en impose, même dans des circonstances tendues voire dangereuses, comme lorsqu’elle est blessée au bras, ou qu’elle se retrouve seule face au Baron Yeval qui joue au chat et à la souris avec elle pendant un interrogatoire (sans aller jusqu’à l’intensité du face-à-face entre Clarice Starling et Hannibal Lecter). Avec sa prestance, le baron Lavey donne l’impression d’être perpétuellement en représentation, comme un acteur de théâtre. Les autres personnages sont dotés d’une apparence plus ordinaire : l’inspecteur Ford en surcharge pondérale, les traits du visage un peu distendus avec l’âge, madame Atkins logeuse avec ses cheveux gris et sa tenue très comme il faut, les autres policiers en chemise blanche et pantalon, le commissaire Cleveland avec sa veste de costume, sa forte carrure et ses cheveux blancs, Nathan Hooverfield très droit dans son habit de séminariste, les membres de l’église de Satan dans leur robe, les yeux étrangement fixes.
Avec cette couverture et la localisation précise dans l’espace et dans le temps, le lecteur s’attend à ce que la ville joue un rôle important. C’est bien le cas dès la page d’ouverture : un dessin en pleine page qui met à l’honneur le Golden Gate Bridge et le brouillard. Puis vient une route en corniche, le quartier du french District et ses maisons à l’architecture caractéristiques, l’île d’Alcatraz dans le lointain, un repas à emporter pris sur le banc d’un quai (pier), le bâtiment massif et parallélépipédique du Hall of Justice, un Tiki bar et sa façade artificielle avec un exotisme de pacotille, les enseignes lumineuses chinoises de Chinatown, la mission Juan Bautista et son architecture d’inspiration hispanique, des grandes artères attestant de la place accordée aux véhicules dans une civilisation de la voiture. L’artiste maîtrise l’art du dosage avec élégance, en ce qui concerne les éléments visuels représentés et ceux évoqués ou sous-entendus. Il s’inscrit dans un registre ligne claire, avec un haut taux d’arrière-plans présents dans les cases, parfois de manière simplifiée. Le lecteur ressent bien la personnalité de chaque nouvel endroit : la grande salle du commissariat, le riche manoir du baron Yeval, la modestie de la pension de Miss Atkins, la propreté ordonnée du séminaire, la connotation glauque de la salle de cérémonie en sous-sol, etc.
L’intrigue démarre sur un fil très clair : une jeune femme a été assassinée avec une mise en scène évoquant un rituel satanique, il va de soi que le chef de l’église satanique est forcément impliqué, mais comment ? L’expressivité réduite de Kimberley Tyler semble indiquer une vraie curiosité pour cet environnement qu’elle découvre, accentuée par sa jeunesse. Le lecteur reste indécis quant à son état d’esprit : porte-t-elle un jugement sur le comportement des membres de l’église de Satan, ou bien est-elle en mode analytique sans porter de jugement parce qu’elle sait déjà que les gens sont bizarres ? À l’évidence, elle est habituée aux comportements qui consistent à l’ignorer parce qu’elle est une femme, à l’humilier sous couvert de l’humour (la poupée gonflable sur son bureau), à vouloir la dominer (Yeval qui exerce son emprise sur elle). En fonction de sa propre sensibilité, le lecteur en déduit que Kimberley fait preuve d’intelligence en sachant dépasser ces mesquineries et vexations systémiques du quotidien, ou bien elle a développé une forme d’anesthésie mentale à ce genre d’agressions psychologiques, ce qui a diminué d’autant sa sensibilité émotionnelle. Il est également possible pour le lecteur de considérer qu’elle fait partie des gens bizarres. En effet, elle a choisi de reprendre l’appartement loué par son père décédé depuis peu pour y habiter. En prenant le logement, elle y découvre les traces résiduelles laissées par son père : une bouteille de whisky, ses pantoufles, du linge plus ou moins propre, une revue de charme et une autre sur les armes à feu, une photographie de famille où il se tient avec son épouse, et Kimberley encore enfant. Elle perd sa contenance en vomissant à trois reprises lors de sa tournée avec Ford. Elle se lève et quitte l’interrogatoire quand le baron Yavel commence à la questionner sur sa relation avec son père.
Une petite enquête légère sur le meurtre d’une jeune femme ayant participé à un rituel pour l’Église de Satan à San Francisco en 1967. Une jeune policière en butte à la misogynie caractérisée et systémique de l’époque, avec une narration visuelle quasi tout public, pour ses caractéristiques Ligne Claire et sa facilité de lecture. Toutefois, Kimberley Tyler, le personnage principal, reste mystérieuse du début à la fin, une véritable énigme, et les enjeux relèvent bien d’un registre adulte : emprise, assassinat rituel, culpabilité filiale, poids de la religion. Poisseux.
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