Il est très difficile d’aborder « Bonne nuit Punpun » tellement l’œuvre est sensorielle, délirante, digressive, cosmique, intimiste et par-dessus tout ambitieuse. 13 tomes qui s’étalent sur une dizaine d’années de la vie de Punpun, de l’enfance à la pleine entrée dans l’âge adulte. Autrement dit, un récit prolongé sur l’acceptation de soi, le désir, le mal-être absolu, et surtout l’étrange période de transformation, physique et morale, qu’on éprouve à l’adolescence. D’une noirceur quasi-nauséabonde, tout en étant finalement d’un certain optimisme, ce manga ne ressemble à aucun autre. Une troisième énumération est-elle nécessaire pour le prouver ?
Scénario : On suit donc la vie de Punpun, jeune garçon puis jeune homme asocial, constamment angoissé pour les autres et plus rarement pour lui-même, mais surtout ultra-sensible au monde qui l’entoure. Voir sa mère dépressive assommé par son père alcoolique avec un micro-onde, en même temps, cela n’aide pas. Mais résumer l’anxiété de Punpun à ce seul événement serait plus que réducteur. C’est dire s’il en bave, le gosse. Ses malheurs sont pourtant plus la cause d’un repli sur soi que d’une succession de moments tragiques. Comme quoi, dire que la vie ne nous laisse jamais de chance, c’est plus s’auto-flageller que faire preuve de lucidité. Prendre conscience qu’à trop cogiter sur sa propre existence, on finit avec une psychose régressive, n’est-ce pas là une vraie preuve de maturité ? Rien n’est simple. Punpun semble incapable, en tout cas, de se laisser bercer par le long fleuve tranquille. Il est plutôt du genre à fuir toute forme de bonheur normalement envisageable. Des normes d’ailleurs complètement brouillés par le récit, tantôt métaphysique à la limite du grotesque, tantôt intimiste à l’extrême, toujours profondément perturbant.
Dessin : Inio Asano et ses assistants nous servent un réalisme scrupuleux et maîtrisé, expressif et détaillé. Rien ne semble bâclé, que ce soit dans la mise en scène, les décors ou les postures de personnages, tout est d’une pertinence remarquable. Mais ce qui fait le sel de ce manga est la représentation graphique de Punpun et sa famille. Dessinés en canards de profils d’une manière très infantile, ils sont reconnaissables du reste du monde, mais seul le lecteur les perçoit de cette manière. Loin d’être une escroquerie de l’auteur ou un ressort comique, ce procédé est implanté dans la dramaturgie de l’œuvre : il symbolise l’immaturité des personnages, que ce soit celle Punpun, de ses parents ou de son oncle. Ils sont tous à leur manière incapable de gérer leurs vies, toujours à deux doigts d’exploser, de fondre en larmes, ou de sautiller dans tous les sens, d’où une immaturité dans leurs apparences physiques, et une démesure dans leurs expressions. Mieux encore, le personnage de Punpun, qui évolue au fil des tomes (adolescence oblige) voit son propre corps, au début simple canard en trois traits, changer lui aussi radicalement. De quoi montrer ses traumatismes intérieurs de manière visuelle, donc d’autant plus percutante. Avec parfois de brusques et fugaces moments de retour à la forme originelle, lourds de sens.
Pour : Si l’originalité de la série résulte donc de ses partis-pris graphiques atypiques, de ses thèmes dévorants et de son grotesque que seuls les japonais peuvent comprendre (et encore !), il y a aussi un art du découpage, très posé, n’hésitant pas à dilater le temps et à nous offrir de grandes cases qui respirent, pour un registre qui s’approche souvent de la poésie. Cela permet des bouffées d’air salvatrices dans une narration qui n’épargnent rien à ses personnages la plupart du temps. L’équilibre de ton entre léger et grave est donc précieusement abouti, pour un contraste qui prend aux tripes.
Contre : La constellation de personnages développés n’est pas si nombreuse, mais si le récit s’attarde avec justesse et pertinence sur les proches de Punpun, pourquoi donc se focaliser autant sur deux amis d’enfance de ce dernier, qui ne recroiseront jamais sa route ? Et ce fanatique gourou aux discours nébuleux, on aurait pu franchement s’en passer. Des digressions qui ne polluent pas tellement ce récit si touchant, mais ne l’alimentent pas assez pour trouver leur place.
Pour conclure : Par sa force évocatrice, sa profondeur psychologique et ses moments de grâces poétiques, « Bonne nuit Punpun » s’approche du chef-d’œuvre. Mais ses quelques dérapages vers une étrangeté proche de l’absurde l’aventurent vers des contrées plus incertaines. Il n’en reste pas moins que la série est unique en son genre : aussi crue qu’elle est tendre, elle marque inévitablement les esprits.