Il s'agit d'une histoire autonome qui peut être lue sans rien connaître du personnage principal, mais qui gagne en saveur si le lecteur en est familier. Il comprend les épisodes 0 à 5, initialement parus en 2008 pour l'épisode 0, en 2015/2016 pour les 1 à 5, écrits par Jeph Loeb, dessinés et encrés par Tim Sale, avec une mise en couleurs de Dave Stewart. Cette histoires s'inscrit dans les récits de couleur de Loeb & Sale : Daredevil Jaune (en 2001), Spider-Man Bleu (en 2002) et Hulk Gris (en 2003), réunis dans Daredevil/Spider-Man/Hulk par Loeb et Sale. Ce s'ouvre avec une introduction de Christopher Markus & Stephen McFeely les coscénaristes des 3 films Captain America (First Avenger, The Winter Solider, Civil War). Le tome se termine avec une interview de 8 pages des 2 auteurs, agrémentée par des pages de crayonnés.


En 1941, Steve Rogers et James Barnes vont voir Abbot & Costllo: Buck privates (2 soldats nigauds) au cinéma. Un reportage sur Captain America passe juste avant. Puis ils reviennent à la base militaire de Fort Lehigh, en Virginie. Le soir même, Barnes découvre le secret de Steve Rogers. Ce dernier accepte de l'entraîner, et de le prendre sous aile comme assistant adolescent. Quelque temps après ils sont envoyés en Europe et accomplissent leur première mission derrière les lignes ennemies.


Des années plus tard, Steve Rogers est retrouvé par les Avengers, son corps enchâssé dans un bloc de glace. Après avoir retrouvé ses esprits, il se rend dans une église pour pleurer la mort de James Barnes. Il y est rejoint par Nicholas Fury. Ils se souviennent de leur rencontre en Afrique du Nord, puis d'une mission en France alors que Fury avait encore l'usage de ses 2 yeux, et qu'ils ont fait équipe avec une troupe de résistants se faisant appeler le Cirque de la Révolution (Gypsy / Marilyne, Mime / Claude, Les Acrobates / Antoine et Éloïse, Leaper / Olivier Batroc).


Bien sûr, en 2016 sort Captain America: Civil War, donc c'est la bonne année pour les projets spéciaux relatifs à ce personnage. Les lecteurs leur veulent un peu à Tim Sale & Jeph Loeb, de les avoir laisser en rade pendant 7 ans, intervalle de temps s'étant écoulé entre l'épisode 0 et les suivants. Mais le passage du temps atteste de la qualité de leurs œuvres communes, qui n'ont pas pris une ride. Quand même le doute est permis : sont-ils toujours aussi bons ? Les 4 pages de réveil de Captain America ainsi que les 3 dans le brouillard montrent des contours tracés avec des traits fins sans aplats de noir, sans ces larges tracés au pinceau, une hérésie pour du Tim Sale. Et puis la relation entre Bucky et Captain America, ce n'est pas une relation amoureuse teintée de nostalgie comme celle entre Matt Murdock et Karen Page, ou entre Peter Parker et Gwen Stacy.


Le premier épisode entretient le doute dans l'esprit de savoir si Tim Sale est toujours aussi bon. Même s'il y a bien un usage d'aplats de noir expressionnistes, il leur préfère régulièrement des zones grisées à la mine de crayon, ce qui donne une impression plus naturaliste, correspondant plus aux ombres portées en fonction de l'éclairage. Puis il y a ces 4 pages en début de l'épisode 1 qui ressemblent à du John Romita junior. Puis le lecteur retrouve les caractéristiques des dessins de Tim Sale, et ce jusqu'à la fin du récit. Le noir s'insinue au-delà des simples ombres, les lavis ajoutent de la texture aux surfaces.


Dave Stewart réalise un travail d'orfèvre, aussi discret que complémentaire. Il compose une ambiance chromatique pour chaque séquence, avec une teinte prédominante, donnant le ton. Il applique des variations de nuances dans chaque surface pour leur donner un peu plus de volume, comme s'il amalgamait un travail avec des crayons de couleurs et avec des pinceaux. Le résultat est ainsi éloigné de la froideur de l'infographie, pour donner une impression plus organique, plus naturelle, plus chaude. En s'arrêtant sur quelques pages, ou en y revenant après avoir terminé l'histoire, le lecteur se rend compte que cet artiste des couleurs arrive à donner l'impression de la présence d'un arrière-plan, alors même que Tim Sale n'a dessiné que les personnages plusieurs cases durant. Par exemple dans le premier épisode, Steve Rogers et James Barnes sont sous une tente militaire, avec une lampe diffusant une lumière bien jaune. Les camaïeux de couleurs rendent l'impression que cet éclairage produit sur la toile de tente, comme si la matière était bien là en arrière-plan, sans pour autant diminuer l'intensité du premier plan. Un travail d'orfèvre, en toute discrétion.


Les pages 2 & 3 de l'épisode zéro sont occupées par un unique dessin de Captain America à moto se dirigeant droit vers le lecteur, par l'écran de cinéma interposé (et la feuille de l'ouvrage). Ce dessin reflète bien les choix narratifs visuels de l'artiste. Chaque fois que l'action le justifie, il exagère la force, les proportions, la présence du héros, avec une carrure massive, plus grande que nature, avec des capacités physiques impressionnantes, avec des acrobaties défiant les lois physiques. Sale embrasse les conventions des comics de superhéros, y compris les exagérations associées. Il y a une exagération de la dramatisation, une exagération des capacités physiques, une exagération de la mise en scène (par exemple, après l'ascension d'une paroi rocheuse avec son bouclier, Captain America arrive nez à nez avec l'extrémité du canon d'un char allemand).


Ces exagérations augmentent l'intensité des péripéties, de l'aventure, du suspense, mais avec des personnages qui savent sourire. La narration visuelle joue dans un registre plus grand que nature, mais sans culpabilisation, sans mettre en avant d'éléments négatifs. Le lecteur voit bien que les héros s'en tireront, que les ennemis ont en eux une fibre de méchants d'opérette, un peu trop appuyés pour être réalistes. Les membres du Cirque de la Révolution appartiennent à ce même registre, reprenant les conventions de comics, de Marilyne avec ses cuissardes et ses foulards gitans, à Olivier qui maîtrise l'art de la savate. Plus tard, Bucky se retrouve ligoté par du fil de fer barbelé, mais sans accrocs à son costume. D'ailleurs dans cet épisode 4, Tim Sale rend hommage à une page de Captain America dessinée par Kirby qui l'opposait à Batroc, et il a même ajouté dans le blanc en bas de page une annotation au crayon "Thanks, Jack!" pour être sûr que le lecteur ne rate pas l'hommage.


Le lecteur retrouve cet hommage à Jack Kirby, à plusieurs reprises. Tim Sale reprend plusieurs de ces tics graphiques. Il y a ces personnages avec la bouche grande ouverte, dans une expression pure d'émotion intense, comme Kirby les représentait régulièrement. Il y a ces personnages qui regardent directement le lecteur, de face, qu'il s'agisse d'un personnage principal, ou d'un figurant se tournant en arrière vers le lecteur comme pour l'interpeller, comme s'il se trouvait à ses côtés. Il y a aussi ses personnages en pleine action avec les bras en avant, à nouveau parfois tendus vers le lecteur, là encore typiques de positions affectionnées par Kirby. Chaque épisode commence par un dessin pleine page, suivi par un dessin sur 2 pages, découpage adopté par Jack Kirby pour la série Kamandi.


Sur la première page de chaque épisode, un petit encadré indique "dedicated to Joe Simon & Jack Kirby, super-soldiers all". Effectivement, de son côté aussi, Jeph Loeb rend hommage à ces 2 créateurs, avec une aventure simple, Captain America et Bucky luttant contre les nazis, en compagnie des américains valeureux et courageux que sont Nick Fury et ses Howling Commandos. Il y a même une petite évocation des Invaders pour faire bonne mesure. Le scénariste reprend la licence narrative des nazis comme étant tous des méchants qui doivent être neutralisés (pas de détails, pas d'analyse de la condition soldatesque, ce n'est pas ce genre de comics).


Jeph Loeb reprend également quelques tics d'écriture des Simon & Kirby, à commencer par la façon d'écrire les dialogues de Nick Fury. Il a toujours une répartie sarcastique et moqueuse à la bouche. Il a l'insulte facile et imagée à l'encontre des soldats allemands, attestant de la suprématie morale des américains sur ces méchants nazis. Le lecteur peut y voir un hommage aux comics de guerre façon Marvel (et non façon Robert Kanigher & Joe Kubert, la narration étant moins dramatique que celle de ces derniers). Comme Tim Sale, il ne s'embarrasse pas trop de vraisemblance avec Nick Fury et consort endossant des uniformes allemands, confiants de pour voir donner le change, alors qu'il ne parle pas un traître mot d'allemand. Il intègre donc quelques légers éléments de continuité comme l'apparition bien pratique d'un membre des Invaders le temps d'un dessin pleine page, la participation d'un ennemi emblématique de Captain America, ou encore l'utilisation du nom du Leaper (autre ennemi récurrent de Captain America).


Néanmoins l'écriture de Jeph Loeb ne se limite pas à une actualisation des comics des années 1940 de Joe Simon & Jack Kirby. Sur la base d'une intrigue linéaire (une mission en France occupée en 1941, il intègre des éléments ou des réflexions attestant de sa personnalité. Il peut s'agir d'une séquence en hommage au film Casablanca de 1942 (avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman), de l'évocation du projet de pillage du musée du Louvre, ou encore le titre du film d'Abbott & Costello. En y prêtant attention, le lecteur peut aussi constater que Jeph Loeb glisse de rares réflexions sur cette guerre, une première fois en faisant remarquer la diversité des origines des Howling Commandos (dont un juif et un noir), une autre fois avec une discussion sur le sort des prisonniers de guerre (faut-il les exécuter ? La réponse dépend-elle de celui qui la prononce, soldat ou civil, américain ou français ?).


Bien sûr le cœur du récit se trouve dans la relation entre Steve Rogers et James Barnes. Jeph Loeb et Tim Sale ont créé un récit tout public, sans sous-entendus de nature psychanalytique, sans interprétation freudienne ou sexuelle de leur relation. Finalement, ce récit reprend bien le schéma des autres récits de couleur (bleu, gris, jaune) : Steve Rogers (superhéros, toujours vivant) repense à la relation qui l'unissait à James Barnes (décédé depuis). Le scénariste la développe sous l'angle fraternel, Rogers devenant le grand frère adoptif de Barnes. De la même manière que Loeb savait faire rayonner la chaleur humaine des sentiments amoureux de Peter Parker et Matt Murdock, il transmet au lecteur la chaleur du sentiment fraternel qui unit Steve et James. Le lecteur pourra trouver que son intensité est plus faible que celui du sentiment amoureux (peut-être), mais sa mise en scène et sa description en sont tout aussi empathiques.


Jeph Loeb montre bien sûr la scène obligatoire au cours de laquelle James Barnes découvre le pot aux roses concernant Steve Rogers. Il montre comment ce dernier n'a d'autre choix que d'accepter le partenariat avec Barnes pour préserver son identité secrète, et comment il s'inquiète pour lui du fait du danger de leurs missions. Il joue aussi un peu sur le fait que Steve Rogers repense à ces événements avec la connaissance de la mort proche de Bucky, et que le lecteur le sait aussi, mais sans en abuser (et sans mentionner son retour en tant que Soldat de l'Hiver). Comme dans les autres récits de couleurs, Jeph Loeb dépasse ce qui a été établi de longue date dans les comics pour cette relation, et va plus loin. Il montre que Steve Rogers est capable de prendre un peu de recul sur la situation de James Barnes, d'identifier une partie de ses motivations et de ses sentiments qui ne sont pas si éloignés que ça des siens, de sa propre expérience. Il sait également montrer que James Barnes s'inquiète aussi pour son grand frère, mais pour d'autres sujets. Le thème en question est bien choisi, et apporte une touche humoristique qui reste émouvante. Enfin, la prise de risques de Bucky devient logique et évidente au regard de cette relation.


Avant de d'ouvrir ce quatrième récit de couleur pour Marvel par Jeph Loeb & Tim Sale, le lecteur se demande si ces créateurs sauront retrouver la sensibilité qui a rendu les précédents récits mémorables. Après quelques doutes sur les dessins, et quelques autres sur la nature de la relation explorée, il soupire d'aise devant la fluidité des dessins de l'artiste, leur expressivité, leur hommage maîtrisé et sans servilité à Jack Kirby, et leur nature tout public. Il sourit à quelques clins d'œil discrets. Il est émerveillé par la complémentarité entre les images et la mise en couleurs, comme si le tout avait été réalisé par un seul et même artiste, alors que Tim Sale ne distingue pas les couleurs. Côté intrigue, le lecteur se laisse embarquer dans des péripéties pour lecteur de tout âge, avec une vision édulcorée des combats de la seconde guerre mondiale. En fonction de ce qu'il est venu chercher, il apprécie plus ou moins les clins d'œil à l'univers partagé Marvel. Il retrouve toute la sensibilité du scénariste dans sa manière de mettre en scène et de rendre apparentes les émotions engendrées par le lien qui unit James Barnes à Steve Rogers.

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le 12 mai 2020

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