Comment aimer quelqu'un d'autant en colère ?

Ce tome fait suite à Deadly Class Tome 4 (épisodes 17 à 21) qu'il faut avoir lu avant. Pour comprendre le principe de la série et les relations entre les personnages, il faut impérativement avoir commencé par le premier tome. Celui-ci comprend les épisodes 22 à 26, initialement parus en 2016/2017, écrits par Rick Remender, dessinés et encrés par Wes Craig, avec une mise en couleurs réalisée par Jordan Boyd.


2 septembre 1988 : c'est la rentrée des classes dans l'établissement King's Dominion. Les élèves de l'année précédente, la promotion de Marcus Lopez Arguello, se retrouvent en deuxième année, pour ceux qui sont encore vivants. Ils voient arriver de nouveaux première année. La soirée bat son plein et Maître Lin est en train de faire son discours de bienvenue, indiquant que son rôle est de les former, de les entraîner, avec pour but qu'ils deviennent utiles dans leur famille ou leur organisation, afin de les protéger eux et leurs intérêts. Dans le même temps, Saya Kuroki pense à tout ce qu'il ne dit pas : oublier les fantômes de ses amis, trahir tout le monde. À l'une des tables du buffet, 4 nouveaux sont en train de faire connaissance en se lançant des piques : Zenzel, Quan, Helmut et Cormac. Après quelques réparties bien senties, ce dernier décide de se mettre à la recherche de Shabnam pour commencer à se placer. Saya Kuroki est toute seul dans son coin, dans une belle robe qui met bien en valeur ses tatouages sur les bras. Petra Yolga vient la trouver pour papoter un peu avec elle. Elle a changé d'allure, abandonnant son look gothique. Elle explique que pendant les vacances son père l'a bien aidée à accepter ce qu'elle a fait pendant les épreuves de fin d'année.


De son côté, Shabnam s'est installé à une table et mange, tout en écoutant Kelly médire, ce que font aussi Brandy Lynn et 2 autres élèves qui servent de garde du corps. Viktor arrive dans un smoking impeccable accompagné par 2 sbires Pauly et Stephen. La discussion s'engage et Viktor fait bien comprendre à Shabnam que l'alliance de la fin d'année précédente n'est plus de mise. Brandy commence à le remettre à sa place. Maître Lin interrompt leur échange, et informe qu'il a choisi Shabnam pour faire le discours de bienvenue aux nouveaux, en tant que major de promotion ex aequo avec Viktor. Kelly accepte en son nom, avant que Shabnam n'ait eu le temps de répondre. Dans une autre partie de la pièce, Quan s'est rapproché de Saya Kuroki et s'assoit sur une chaise à côté de la sienne. Il se lance dans un monologue entraînant pour essayer de l'impliquer, mais c'est en pure perte. Le temps étant venu pour Shabnam de monter sur l'estrade, Kelly lui prodigue des conseils pour le rassurer : projeter une image de puissance pour attester qu'il est responsable, éviter de leur donner l'impression qu'il mange pour compenser le stress. Stephen arrive et lui donne un petit remontant pour l'aider à avoir du courage.


Depuis le premier tome, le lecteur a pu constater à quel point cette série tient à cœur du scénariste, et aussi du dessinateur. Au départ, Remender donnait l'impression de juste évoquer sa jeunesse au travers d'une fiction pimentée de violence, avec une spécialité particulière pour l'établissement scolaire. Petit à petit, le lecteur a retrouvé en arrière-plan la question de l'adolescence, la transition entre l'enfance et l'âge adulte et la période des prises de risque. Il continue à relever les artefacts de la fin des années 1980. Remender continue de saupoudrer un ou deux épisodes par tome avec des références de l'époque : une chanson de Chris de Burgh (Lady in red), de The Pogues, de U2, au hard rock / métal de l'époque (Scorpions, Helloween, Kreator, Sodom, Metallica, Dio, Suicidal Tendencies) à une vidéo qui a fait date chez les lycéens (Hot for teacher, de Van Halen sur leur album 1984), que ce soit dans les dialogues ou dans les posters au mur des chambres. Le lecteur assiste à une savoureuse partie de Donjons & Dragons sur plateau, avec 5 pages en mode heroic-fantasy dans lesquelles la personnalité des avatars est révélatrice de la personnalité des joueurs. Il est également question des comics de l'époque : The Punisher (vraisemblablement la version virile de Chuck Dixon), de la série The 'Nam (écrite par Doug Murray et dessinée par Michael Golden) et de la série G.I. Joe (écrite par Larry Hama).


Dès les premières pages, la place des personnages principaux des tomes précédents est remise en cause par la rentrée et l'arrivée d'une nouvelle promotion. Le lecteur a accès aux pensées de Saya Kuroki qui commente le discours de Maître Lin : sa voix intérieure met en lumière l'hypocrisie des propos, à la fois vrais, à la fois trompeurs. Le lecteur peut ressentir la calme révolte intérieur de Saya Kuroki à cette intervention mensongère et trompeuse, la souffrance mentale causée par ce décalage entre les apparences et les intentions. Les dessins de Wes Craig s'avèrent tout aussi révélateurs. Il est parfaitement en phase avec l'intention du scénariste : le lecteur observe des adolescents à la fois sûrs d'eux, à la fois mal à l'aise, utilisant leurs insécurités pour alimenter leur attitude bravache et leurs propos faussement cyniques, mais réellement blessants par leur pertinence pénétrante. Le lecteur observe la confiance en lui de Quan, tout en voyant un jeune homme qui en fait des tonnes. Il observe les attitudes réservées de Zenzele tout en voyant une jeune femme qui conserve une distance parce que son vécu personnel est trop éloigné de celui des autres. Il observe le malaise apparent chez Saya Kuroki, assise tête baissée et dos courbée, perdue dans ses pensées, pas du tout la tête à la fête, complètement prise de cours par le changement d'apparence de Petra Yolga, à nouveau des visages très expressifs. En regardant Petra, il ressent son inquiétude quant à la réaction de Saya pour sa nouvelle tenue.


Le conseil entre les 2 majors de promotion (Shabnam & Viktor) et leur entourage respectif est également un grand moment de direction d'acteurs, et d'individus jouant un rôle, par exemple la fausse décontraction de Brandy Lynn très consciente de son absence de pouvoir, ou les réparties cassantes de Kelly luttant à chaque discussion pour maintenir sa dignité. Toujours dans ce premier épisode, le lecteur assiste à un autre moment de grâce narrative : le discours de Shabnam. À son insu, une sorte de sérum de vérité a été mélangé au verre qu'il avale pour se calmer les nerfs avant de monter sur scène. Il se lance donc dans son discours et le naturel reprend le dessus : il déballe son ressenti, entre obliger d'en faire plus que les autres pour compenser son apparence en surpoids, le manque de respect dans le comportement des autres, le fait d'être pris comme cible quand on a une position de pouvoir, la certitude de n'avoir aucun vrai ami car tout le monde ne rêve que de le dépouiller ou de prendre sa place. Le lecteur ressent pleinement toutes ces émotions négatives, acquérant la certitude que l'auteur est également passé par ces ressentis, en a souffert. Les dessins racontent formidablement bien ces émotions, Shabnam suant à grosse goutte, vacillant, s'emportant, ayant l'impression que les lumières changeantes ont un effet psychotrope. Le lecteur ressent à la fois l'angoisse de l'orateur du fait de sa position au sein de cet établissement formant des tueurs, à la fois son mal être d'adolescent normal.


Le deuxième épisode commence comme un film de voyous avec un gang rackettant un pauvre commerçant qui n'a pas payé l'argent de sa protection, le dessinateur se tenant à la frontière de la parodie sans jamais que cela n'obère la tension dramatique. C'est ensuite le retour à l'école avec une première leçon pour Saya Kuroki, puis une autre pour Quan. Le lecteur voit des adultes donner une leçon sans ménagement, l'adolescent étant contraint de rentrer dans la vision du monde qu'ils lui imposent. Ceci dit, Maître Lin est toujours irrésistible en sensei japonais rabougri, et madame Delucca en impose avec une forme d'autorité de dominatrice. La partie de Donjons & Dragons est plus vraie que nature avec son maître du jeu, ses avatars et la capacité de Saya Kuroki à jouer en respectant les règles sans se conformer. Le lecteur attaque le troisième épisode, et découvre au milieu 3 pages dans lesquelles Zenzele écrit à ses parents. Wes Craig reprend une mise en page qu'il a déjà utilisée précédemment : sur la page de gauche des cases de la largeur des deux tiers de la page, avec un texte sur le tiers de gauche, et la même chose en position miroir sur la page de droite. Rick Remender épate encore le lecteur en rendant compte de l'état d'esprit de Zenzele alors qu'elle évoque les cours, ses limites d'élève et qu'elle dresse un fin portrait psychologique de ses 4 camarades de promotion. Pour autant, Remender & Craig ne se complaisent pas dans des aventures sanglantes baignant dans un état d'esprit sinistre. Ils font aussi preuve d'un humour potache, graveleux et qui tâche, assez répandu à cet âge. Il faut lire pour le croire les 3 pages au cours desquelles Helmut raconte comment il a retenu un pet monstrueux et comment il l'a relâché dans la cabine d'un ascenseur. Impossible de résister à cette blague qui tâche, grâce à une narration visuelle exagérée juste comme il faut.


Le lecteur se rend compte qu'il est complètement fasciné par ces personnages avec une conduite à risque, une agressivité verbale à fleur de peau, une sensibilité bien réelle, et un entrain inextinguible, au point d'en oublier toute envie d'intrigue ou d'action. Que nenni ! Remender & Craig ne mangent pas de ce pain-là. Les épisodes 25 & 26 sont là pour le rappeler. Wes Craig est déchaîné pour un affrontement à l'arme blanche où Helmut peut se lâcher en récitant les paroles de la chanson The Trooper (1983, composée par Steve Harris) d'Iron Maiden, et Wes Craig se lâche également avec des cases en trapèze, en triangle, penchées comme déstabilisées par la force des coups. Le lecteur retrouve la narration paroxystique des tomes précédents, présente également dans le dernier épisode qui montre une mission de sauvetage où l'individu infiltré ne fait pas dans la dentelle.


Ce tome est à nouveau une réussite extraordinaire sur tous les plans : la narration visuelle variée, adaptée, inventive, l'intrigue qui nourrit les personnages qui à leur tour génèrent son développement, les émotions à vif des élèves et leur intelligence pénétrante dépourvue d'hypocrisie et compromis.

Presence
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 7 mars 2020

Critique lue 88 fois

Presence

Écrit par

Critique lue 88 fois

D'autres avis sur Carousel - Deadly Class, tome 5

Carousel - Deadly Class, tome 5
Ouaicestpasfaux
7

Remise en route en demi-teinte

Dans ce tome 5, Remender opère une remise à zéro qui tient davantage de l'artifice pour continuer son récit que d'une véritable inspiration. Les nouveaux personnages, tous aussi caricaturaux les uns...

le 17 janv. 2018

1 j'aime

Carousel - Deadly Class, tome 5
Presence
10

Comment aimer quelqu'un d'autant en colère ?

Ce tome fait suite à Deadly Class Tome 4 (épisodes 17 à 21) qu'il faut avoir lu avant. Pour comprendre le principe de la série et les relations entre les personnages, il faut impérativement avoir...

le 7 mars 2020

Du même critique

La Nuit
Presence
9

Viscéral, expérience de lecture totale

Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, initialement publiée en 1976, après une sérialisation dans le mensuel Rock & Folk. Elle a été entièrement réalisée par Philippe Druillet, scénario,...

le 9 févr. 2019

10 j'aime