Shonen Jump (the shark)
Tatsuki Fujimoto nous livrait dans son premier manga, Fire Punch, sa vision désabusée et totalement psychotique du post-apocalyptique, où se croisaient cinéma, X-Men, religion, inceste et tant d'autres sujets aussi joyeux que complètement subvertis par leur auteur.
Toujours aussi psychotique, il nous revient en 2018 avec l'intrigant Chainsaw Man, publié dans le fameux magazine Shonen Jump, sans doute l'un des périodiques de prépublication de manga les plus connus à l'internationale, notamment pour avoir édité parmi les plus grands chefs-d’œuvre du shonen manga (Au hasard total, un certain Dragon Ball), mais aussi, plus tristement, pour sa fameuse formule "Amitié-Effort-Victoire", les Trois Lois de la Robotique du Jump. Un principe assez simple : Le héros va vivre de grandes aventures, rencontrera tout un tas de personnages qui deviendront ses alliés comme ses ennemis (Amitié), il affrontera ces derniers grâce à la force de sa détermination et son entrainement sans faille (Effort) et au final sa volonté de ne jamais abandonner et de se battre pour les autres l'amènera à triompher de l'adversité (Victoire). Une formule presque aussi vieille que le Shonen Jump lui-même, dont la plasticité étonnante s'adapte à tous les genres, mais qui, bien qu'elle ait offert son lot de grandes œuvres à cette industrie du Soleil Levant, parait aujourd'hui fatiguée, répétée ad nauseam non plus comme un schéma-type que tous les auteurs se partageront mais simplement comme le seul format capable d'attirer l'attention des lecteurs, eux-mêmes formatés.
Fujimoto n'est évidemment pas dupe. Il est un enfant de l'âge d'or du Jump des années 90, il comprend les codes naturellement, il n'a même pas besoin d'y réfléchir tout comme le lecteur de comics n'est plus surpris de rien dans l'univers des super-héros. Sûrement que, comme beaucoup de ses collègues mangaka, Fujimoto a réfléchi à une manière de subvertir ces codes, de les déconstruire pour offrir une vision du monde et de l'industrie renouvelée et pertinente. On pourrait penser bien sûr à One Punch Man et son héros surpuissant que rien n'arrête (pas publié dans le Jump, bien sûr, mais la parodie est assez évidente), ou à Demon Slayer et sa vision pacifiste de la chasse aux démons. Mais ces deux œuvres, malgré des qualités plus qu'évidentes, n'auront jamais osé aller aussi loin dans leur déconstruction que Chainsaw Man.
Étatique du chasseur de démons
Chainsaw Man est l’œuvre d'un fou. Ou d'un désabusé, même si je soupçonne son auteur d'amalgamer les deux.
C'est une vision incroyablement terre-à-terre du sous-genre du shonen "chasseur de démons", popularisé dans les années 2000 par Bleach et entretenu depuis par de gros succès comme Blue Exorcist ou, encore une fois, Demon Slayer (mais dont, pour la note historique, on trouvait déjà des balbutiements dans le Dororo d'Osamu Tezuka en 1967). Adieu les héros nobles et décalés tout à la fois et bienvenue aux menteurs, aux tricheurs, aux mesquins, aux traitres et aux opportunistes. L'organisation des Devil Hunters du manga se fond dans la fonction publique, une branche ésotérique de la police qui lutte contre les démons dont l'existence est bien connue du public, qui vit donc en prenant en compte ce fait. Détail amusant mais révélateur, lorsque notre héros et son ennemi se retrouvent catapultés dans un métro, un message est diffusé invitant les passagers à évacuer l'engin pour cause de présence démoniaque à bord. Qui dit fonction institutionnalisée dit donc politique, complots. Fujimoto décrit le milieu de ces chasseurs de démons comme il le ferait d'une agence gouvernementale, et ses employés, pour la plupart, sont moins motivés par leur sens de la justice que par leur bulletin de salaire, les vétérans sont fatigués, ont tellement vu et vécu de choses terribles qu'ils se réfugient dans l'apathie pour continuer de vivre, et quelques rares éphèbes mènent la lutte par profonde conviction, même s'ils sont condamnés à ne jamais obtenir ce qu'ils souhaitent. Et l'auteur délaisse les personnages hauts en couleur et en personnalité typiques des shonen : Tels de bons agents du gouvernement, tous ses chasseurs de démons s'habillent de la même façon, leurs capacités spéciales ne leur sont pas propres mais "fournies" par l'agence, et il ne réfléchissent que rarement en termes de "vengeance" ou de "devoir", leur préférant un professionnalisme clinique qui les aide à dissimuler leur apathie grandissante. Gare aux éléments dissidents de cet ordre naturel des choses, ils ne font généralement pas long feu dans cet univers où l'identité disparait derrière la fonction. Et quand on sait que l'exubérante et égocentrique Power est selon les propre mots de l'auteur inspirée d'Eric Cartman dans South Park, ça vous donne une bonne idée du niveau de folie des personnages de Chainsaw Man, tous plus dérangés les uns que les autres, mais attachants car extrêmement drôles dans le décalage qu'ils créent entre leurs personnalités bien ancrées dans le réel et nos attentes de lecteurs de shonen. Car oui, Chainsaw Man, malgré une ambiance morbide et un environnement de travail prompt à écraser tout ce qui sort de la norme, est drôle. Ses personnages demi-démons et possédés sont des électrons libres et les vrais centres émotionnels de l’œuvre. Ils sont de grands enfants incapables de devenir adultes, tandis que les Devil Hunters sont des adultes qui nient avoir été des enfants, et dans les deux cas, leur comportement immature pourra les mener à leur fin, ou à une forme de transcendance à l'image de Denji.
Un chien parmi les loups
Qu'attendez-vous d'un héros de shonen ? Quelle est l'image-type que vous en avez ? Sans prétendre lire dans vos esprits, je pense que vous aurez tous en tête un jeune aventureux un peu benêt mais attachant, souvent grand mangeur, et doté d'un courage, d'une volonté et d'un sens de la camaraderie surhumains. Devinez quoi, Denji, le personnage principal de Chainsaw Man, est presque l'inverse total de ça. Denji est au début du manga l'équivalent d'un chien, dressé pour obéir à ses maitres sans jamais se rebiffer puisqu'il ne connait pas la liberté (Il n'est d'ailleurs pas anodin qu'il fusionne dès le début de l'histoire avec son "chien" Pochita). Pas spécialement fort ni spécialement malin, sa plus grande ambition se résume au début à pouvoir acheter de la confiture pour aller avec son pain quotidien. Bien loin des aspirations démesurées de ses confrères du Jump, Denji vogue d'un objectif à un autre, tous plus dérisoires les uns que les autres à nos yeux, mais qui représentent à ceux de cet enfant-esclave le summum de l'ambition humaine. On a l'impression que Fujimoto a lu le Discours de la Servitude Volontaire de La Boétie et a cherché à créer un personnage qui serait l'incarnation même de cette aliénation qui pousse l'individu à se soumettre à une autorité et à ne jamais chercher la liberté, pourtant à portée de main. A travers Denji, on pourrait lire une satire du monde du travail, puisque notre héros est prêt à accomplir toutes les tâches ingrates qu'on lui confie du moment qu'il a droit à trois repas par jour et un lit où dormir, une parfaite métaphore du "métro-boulot-dodo", nos Trois Lois de la Robotique à nous; de même, Denji pourrait incarner à sa façon la jeune génération, incapable de saisir son plein potentiel, de se trouver un but dans la vie et donc amenée à se laisser porter par les événements et les autres, sans jamais oser quoi que ce soit. Pour autant, Fujimoto arrive à rendre Denji attachant, car il le montre avant tout comme une victime de la société : Victime de son père qui a disparu en lui laissant une énorme dette sur les bras, victime des yakuzas qui l'ont formaté dès son plus jeune âge à obéir, victime des Devil Hunters qui voient en lui un outil plus qu'un être humain. Un statut de victime auquel il est pourtant partiellement consentant puisqu'il ne cherchera pas, en tout cas au début, à en sortir pour devenir un être humain complet. Denji est touchant par sa simplicité et sa bêtise, lui qui ne part à la chasse au démon qu'à cause d'un amour superficiel et ne parvient jamais à se sentir concerné par le sort de ses semblables, non pas par froideur mais par formatage, et certains personnages souligneront à quel point son quotidien est anormal pour un adolescent de 16 ans vu qu'il est pratiquement analphabète et n'a aucune notion de la vie en société, choses qui habituellement ne nous choquent pas dans les shonen, où tous les héros sont faits du même bois mais vivent dans des univers fantastiques déconnectés du réel, mais qui deviennent plus problématiques, voire tristes, lorsque le héros concerné appartient à un monde plus terre-à-terre. Cette lucidité, cette réflexion sur son propre genre et les codes qui lui sont inhérents sans les mépriser, c'est bien là le coup de génie de Fujimoto.
Dans Fire Punch, c'était cette déconstruction du manichéisme propre aux récits post-apocalyptique, avant même Last of Us 2. Dans Chainsaw Man, c'est un charcutage anarchique à la tronçonneuse des codes du shonen à la Jump.
Tronçonneuse à deux vitesses
Dans les combats, aucune noblesse, aucun temps mort salvateur et aucune mort-mais-en-fait-survie. Juste la violence la plus brute.Il y a un contraste entre les combats de Denji le Chainsaw Man, joyeusement bordéliques et régressifs et qui ne sont pas sans rappeler les carnages infernaux du Devilman de Go Nagai (qui à mon avis a dû être une des sources d'inspiration de Fujimoto), et ceux des Devil Hunters, calculées, méthodiques et extrêmement froides. Certains combats démesurés en terme de puissance et de destruction ne seront pas sans rappeler les rixes endiablées du grand Tsutomu Nihei dont l'auteur avoue être un adepte (ce qui fait de lui un bon être humain), et certains character-designs ne sont d'ailleurs pas sans rappeler le Abara de son idole. Il y a comme une volonté chez Fujimoto de pousser au maximum la surenchère de violence et de spectaculaire propre aux shonen, en en décuplant les effusions de sang jusqu'au moment où ça devient juste bourrin et bête. On comprend pourquoi l'auteur a choisi un Homme-tronçonneuse comme personnage principal : juste pour le plaisir régressif, puéril mais absolument jouissif de tout réduire en charpie dans ses cases ! Une véritable ode au carnage et à la bêtise mais qui, encore une fois, cherche à révéler la véritable nature de la violence dans les shonen, pas si fun que ça quand les gerbes de sang se mettent à pleuvoir, et surtout tragique lorsqu'elle se retourne contre les protagonistes avec une égale proportion. Le petit chien ne peut devenir un homme sans avoir à payer un tribut de sang. C'est le prix de toute désobéissance.
Faust était un Kon
Bien sûr, casser les attentes du lecteur juste pour le plaisir de les casser n'a absolument aucun intérêt, chose que Star Wars VIII n'avait pas du tout compris et qui l'a donc condamné à une continuelle fuite en avant, utilisant ses retournements à trois francs pour masquer le vide de son scénario et son incapacité totale à dire quoi que ce soit de pertinent sur Star Wars et sur son univers.
L'histoire de Chainsaw Man n'est pas vide. Au-delà du plaisir immense que ressentira le lecteur de voir les codes du shonen être retournés comme des chaussettes, Fujimoto construit un univers cohérent, une vision "réaliste" des histoires de chasseurs de démons qui dit quelque chose de notre propre société, enfermée dans une glorification du labeur déshumanisante qui fausse les rapports entre les individus, où l'amitié est remplacée par le devoir et la servitude volontaire devient l'opium du peuple. Chainsaw Man apporte également une vision originale de la figure du démon, allégorie de concepts ou d'objets bien réels, et dont la puissance variera en fonction du degré de peur ressenti par le genre humain à l'égard dudit concept. Par exemple, le démon des tomates sera toujours plus faible que le démon des couteaux, car personne n'a peur des tomates, mais par contre tout le monde a peur de se faire poignarder. Cette façon de jouer sur les échelles de puissance par la crainte métaphysique ressentie par l'Homme face à des concepts qui le dépassent, ainsi que la vision que Fujimoto nous donne de l'Enfer, des Possédés et du pacte faustien, tout cela contribue à construire un univers de manga qui a son identité propre, qui arrive à échapper aux sempiternels démons mangeurs de chair humaine vus des centaines de milliers de fois qui n'impressionnent plus personne. Chez Fujimoto, la chasse aux démons devient politique, le pouvoir de ces entités dangereuses, tels Ted Bundy offrant son aide au FBI, un outil à part entière pour accomplir ses missions. Le manichéisme n'est dès lors plus qu'une simple blague qu'on raconte aux enfants pour les épargner de l'enfer qu'est le monde.
Autre volonté de subversion, Fujimoto refuse que son histoire soit enfermée dans une interminable succession d'arcs scénaristiques où les héros se battront contre des organisations de plus en plus puissantes et dangereuses, encore et encore jusqu'à ce que le public le supplie d'arrêter. Nous avons assisté il y a quelques temps à la fin de la Première partie du manga, qui marquait une cassure nette dans le rythme et redistribuait les cartes entre les personnages. Denji était alors amené sur un tout nouveau terrain auquel on ne se serait pas forcément attendus au début, et qui sera certainement bien plus travaillé dans la Seconde Partie, même si connaissant l'auteur, on peut s'attendre à quelques surprises.
Portrait du lecteur en tronçonneuse incrustée
Chainsaw Man est une véritable bouffée d'air frais. Un manga qui connait son genre, qui connait son public, et qui choisit de leur faire la nique. De charcuter les codes du shonen de chasseurs de démons à la Jump à la tronçonneuse avant de nous jeter les morceaux au visage comme un bon gros punk. Après tout, que méritons-nous de plus ? Nous avons laissé ces séries devenir omniprésentes dans nos lectures, nous avons sciemment fermé les écoutilles de notre curiosité et tourné le dos à l'horizon des possibles. Nous préférons la répétition d'un même cycle d'Amitié-Effort-Victoire que des décennies de surexploitation auront complétement vidé de sa substance.
Chainsaw Man nous tend un miroir vers notre propre abyme intérieur, plonge au plus profond de nos cœurs enchainés dans une consommation aveugle et irréfléchie, et à ce moment précis où nous nous attendrions à ce qu'il nous obéisse bien sagement et réponde à toutes nos attentes à jamais insatisfaites, à cet instant où tout devrait être juste normal et à sa place, là, Fujimoto fait vrombir sa tronçonneuse.
Critique de Fire Punch : https://www.senscritique.com/bd/fire_punch/critique/229173575