Comme dans Le Goût du Chlore, Bastien Vivès raconte une histoire d'une grande banalité. Un type rencontre une fille dans une bibliothèque, ils vont au resto, au ciné, au zoo, dansent lors d'une soirée, font l'amour, se séparent.
Cette histoire serait effectivement ordinaire si elle n'était pas racontée uniquement à travers les yeux du garçon. Jamais on ne verra son visage et, plus audacieux encore, jamais on n'entendra sa voix. Tous les dialogues sont construits sous formes d'ellipses : on lit les répliques de la fille, mais pas celles du garçon, comme si une gomme était venue effacer ses paroles à lui. On est donc totalement immergé dans l'histoire et on se surprend à remplir les blancs, à imaginer les dialogues manquants. Vivès touche peut-être ici à l'art dans ce qu'il a de plus noble : à la fois ludique et expérimental, populaire et exigeant. Mais le côté amusant du "livre dont vous êtes le héros" finirait par tourner à vide si Vivès ne profitait pas aussi de son parti pris pour raconter ces moments banals comme ils n'avaient jamais été racontés.
Exemple : on se balade dans un couloir avec la fille, elle rencontre deux garçons qu'elle connaît, commence à discuter. Petit à petit, le dessin devient flou, les personnages disparaissent case après case dans un amas de couleurs informe, les dialogues dans les bulles ne sont bientôt plus que des gribouillis indéchiffrables. Notre alter-égo est-il agacé ? ennuyé ? peut-être simplement ailleurs ? Peu importe (on a la liberté de penser ce que l'on veut). Ça dure 4 pages, jusqu'à ce que deux silhouettes s'en aillent. L'image redevient nette, la fille revient au premier plan, s'excuse et sourit. "Mais t'as pas à t'excuser, hein, c'est pas grave". Autre exemple, sublime : l'inévitable scène du premier baiser (au cinéma, of course), que Vivès dessine sans le dessiner, puisqu'on est en vue subjective, et que, en vue subjective, on embrasse les yeux grands fermés.
Il y a une humilité touchante chez Vivès dans sa manière de raconter des histoires profondément simples, de bouts de vie d'une authenticité bouleversante (impossible pour le lecteur de ne pas avoir l'impression de se faire raconter des scènes de son propre passé) qui donnent l'impression d'avoir été écrites en une nuit et qu'on lit en 15 minutes. Éviter la psychologie et les lourdeurs explicatives pour se focaliser sur des petits détails, sur des gestes, sur la manière dont la jolie rousse ôte et remet son écharpe : voilà la grandeur des BDs de Bastien Vivès. Il faudrait aussi ajouter que le dessin au crayon de couleur est absolument magnifique. Voilà, c'est fait.
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