Ed Gein est une source d’inspiration inépuisable. Harold Schechter et Eric Powell ne s’y trompent pas en donnant la parole, dans les premières pages de leur album, à Alfred Hitchcock, qui s’appuya sur l’ouvrage Psycho de Robert Bloch pour marquer de son empreinte le cinéma au début des années 1960. Norman Bates n’est pas seulement l’un des méchants les plus célèbres du septième art : de ses passions taxidermistes à sa schizophrénie névrotique, il emprunte beaucoup à Ed Gein, le tueur en série autour duquel Robert Bloch a échafaudé le récit de Psycho. Un peu plus tard, ce sont Le Silence des agneaux, avec Buffalo Bill, et Massacre à la tronçonneuse, avec Leatherface, qui se sont tapissés de références au tueur en série du Wisconsin.
Le spécialiste des serial killers Harold Schechter invite le lecteur à une plongée au cœur de la psyché tourmentée d’Ed Gein. Pour ce faire, il remonte à l’origine de ses traumas. « Eddie » voit le jour dans une famille dysfonctionnelle, où un père « subordonné impuissant » finit par s’en prendre physiquement au « tyran domestique » qu’est sa mère Augusta. Cette dernière, mue par une ferveur religieuse mâtinée de psychorigidité, espérait d’abord avoir une fille, puis a malmené son fils en castratrice implacable, avant de le surprotéger face aux prétendus périls moraux qui les environnaient. Ainsi, l’acquisition d’une ferme à Plainfield, dans le Winsconsin, sise à une dizaine de kilomètres du village, sert avant tout à se dérober d’une société en perdition. Page 38, Augusta apparaît surdimensionnée. Elle écrase de tout son corps un Ed Gein soudain miniaturisé et subissant ses humeurs avec une crainte doublée de fascination.
Dessiné élégamment au crayon et en noir et blanc, Ed Gein, autopsie d’un tueur en série s’apparente ainsi, en premier lieu, à une tragédie familiale : un père alcoolique et diminué, une mère tyrannique et bigote, un frère en rupture avec ses proches. Ce dernier point s’objective très vite, par exemple à travers cette citation au sujet d’Augusta : « Elle est de plus en plus tarée. à répéter comme un perroquet ses litanies sur les putes et l’enfer et les damnations. » Ed et Henry, les deux frères, ont des désaccords profonds au sujet de leur mère, puisque le premier l’idolâtre quand le second se détache d’elle à mesure que ses névroses lui apparaissent de plus en plus clairement. Aux heurts familiaux se juxtaposent bientôt les crimes d’Ed Gein et leur résonance dans une petite communauté jusque-là sans histoires. Passé d’un enfant rejeté par ses pairs à un adulte un peu gauche, Ed Gein n’a toutefois rien perdu de sa perméabilité aux théories maternelles. Il voit le péché partout, il se place entièrement sous la coupe d’une mère castratrice – il voudra lui-même s’émasculer, sans toutefois en avoir le courage –, jusqu’à ce que la disparition de cette dernière ne l’amène à sombrer dans une schizophrénie meurtrière.
« Une matriarche à la poigne de fer contrôlant chaque aspect de la vie domestique et de l’affaire familiale. » Une femme qui s’offusque à la vue d’un corps à moitié nu mais qui reste indifférente au massacre d’un chien. Augusta Gein a façonné son fils Ed. Elle l’a plongé dans un état permanent d’immaturité sexuelle et de trouble identitaire. Elle lui a transmis des traits paranoïaques et une haine de la chair. Elle s’est aussi rendue tellement indispensable à l’égard de son fils qu’il en viendra à tuer pour lui trouver des substituts, prélevant sur ses victimes, ou sur des cadavres tirés de leur sépulture, de quoi se créer des costumes et masques en peau humaine – mais aussi des bols, des chaises, etc. En cela, Ed Gein, autopsie d’un tueur en série arbore des scènes d’horreur, certes froides mais parfois insoutenables, très en phase avec le style graphique déployé par Eric Powell.
Dans son étude de caractère, Harold Schechter n’omet pas de portraiturer la communauté de Plainfield, où l’affaire Ed Gein a évidemment fait grand bruit. Cet euphémisme ne dit d’ailleurs rien de la fascination exercée par celui qu’on a depuis surnommé « le boucher ». Le scénariste montre bien les nombreuses histoires qui ont circulé à son sujet une fois ses meurtres éventés, les commentaires ironiques qu’ils ont inspirés, ou la manière dont on a cherché à les exploiter commercialement (par exemple à travers l’exposition de son véhicule). Bien plus abouti que le Edmund Kemper récemment paru aux éditions Glénat, Ed Gein, autopsie d’un tueur en série contient en outre des hommages discrets à EC Comics et une interview passionnante glissée dans son appendice.
Sur Le Mag du Ciné