Au milieu du XVIème siècle, Jacques Le Moyne de Morgues, jeune cartographe, participa à la seconde expédition coloniale de Laudonière en Floride. Cette dernière se révélera un fiasco et transformera à jamais la vie de l'illustrateur. Réfugié en Angleterre, il s'enferme dans un mutisme, ne produisant plus que des planches de botanique. Ces souvenirs, et les représentations qu'il a pu produire des indigènes, deviennent alors objets de convoitise de la part des éditeurs envieux d'offrir au monde des images de ce nouveau monde à découvrir.
Après la période médiévale (Le sourire des marionnettes) puis la renaissance italienne (La vision de Bacchus), Jean Dytar poursuit sa revisite de l'Histoire en nous invitant à découvrir l'expérience coloniale menée par des huguenots en Floride. Mais comme à chacune de ses propositions, l'auteur utilise l'Histoire comme un matériau à la fois éminemment romanesque mais aussi porteur d'interrogations sur notre rapport au monde et sur sa représentation. Dans cet imposant ouvrage de 225 pages, la narration de l'expédition en tant que telle ne sera amorcée qu'à partir de la page 78. Avant celle-ci, Jean Dytar installe son récit, ses personnages, nous laisse appréhender la complexité du contexte historique (relations entre pays, religion, expansion de la diffusion de livres...) tout en nous tenant en haleine par l'enquête qui se dessine devant nous : pourquoi cet homme qui a eu la "chance" de voir ce nouveau monde refuse de partager son expérience si rare ? Quel sinistre fait observé a obligé le dessinateur à cesser de dessiner les vastes horizons contre une vie enfermé dans son atelier à reproduire inlassablement des fruits ou des fleurs ?
Cette interrogation obsède Éléonore, la femme de l'artiste, mais aussi le lecteur de l'ouvrage. La terrible révélation ne pourra se faire que progressivement au prix d'une immense souffrance. Jacques Le Moyne de Morgues sera a jamais rescapé et prisonnier de cette terrible débâcle.
Avec Florida, Jean Dytar nous offre bien plus qu'une BD historique ou documentaire comme trop souvent lu. Si le contexte historique est rendu avec minutie, et que les explications ne manquent pas, il sait mêler avec élégance différents genres narratifs, allant de l'intimiste à "l'intrigue" la plus captivante. Avec Jean Dytar, l'Histoire devient objet de fascination, d'investigation et d'émotion.
Tout comme dans ses précédents ouvrages, la question du point de vue, mais aussi de la mise en doute des images que l'on nous propose, est au centre du récit de l'auteur.
Son dessin, rond et empli de bienveillance, sait se charger d'aspérité au fur et à mesure du récit. Jacques Le Moyne de Morgues semble de plus en plus s'enfoncer dans des noirs profonds (sublime page 163), tandis que ses souvenirs semblent fractaliser l'espace des cases, et même de planches entières. A l'inverse des ocres qui envahissent l'espace domestique, la narration de l'expédition en Floride parait irradiée d'une lumière irréelle, faite de teintes vertes et bleues mais ou le blanc reste essentiel. Visions fugaces, emplies de douleurs, qui échappent ainsi à l'objectivité du récit. La mise en image semble à tout instant nourrie des obsessions et de la peur du protagoniste.
Envoûtant dès la première lecture, Florida provoque le désir de relecture tant la connivence entre tous les éléments qui le compose ne se révèle que dans une intimité à l’œuvre.
• Bruno : 9/10