Restituer avec à-propos des émotions aussi complexes et emmêlées que celles ressenties par les personnes cyclothymiques avait tout d’un exercice périlleux. Lou Lubie y parvient pourtant avec maestria, grâce à une sensibilité éprouvée et des dessins souvent métaphoriques, parvenant à condenser en quelques vignettes ce que d’autres n’auraient peut-être pas pu résumer en des dizaines de pages. Dans Goupil ou face, la cyclothymie est ainsi incarnée par un renard qui se nourrit des périodes d’hypomanie ou de dépression. Le temps séparant deux consultations chez le spécialiste s’apparente à un gouffre infranchissable. La psychose maniaco-dépressive n’est autre qu’un loup immense aux dents acérées – qu’un traitement adapté parvient tout juste à enchaîner. Les neurotransmetteurs se voient symbolisés par des poissons dont l’activité est marquée par l’irrégularité. Cette manière de procéder, par images et symboles, contribue beaucoup au pouvoir de démystification exercé par l’album.
Lou Lubie se livre beaucoup dans Goupil ou face. Elle allie à la dimension autobiographique du récit, d’une sensibilité rare, une capacité admirable à vulgariser la cyclothymie, ainsi que plusieurs données permettant de mieux appréhender ses contours. On compterait ainsi dans la population générale environ 6% d’individus cyclothymiques. Certains n’en souffrent pas, quand d’autres, plus affectés, voient toute leur existence chamboulée. Lou Lubie raconte par exemple s’être lancée dans mille projets avant de lâcher prise, les moments d’hypomanie (énergie et créativité débordantes) faisant place aux périodes de dépression (moral et vivacité en berne). La cyclothymie est d’autant plus sournoise que, contrairement aux bipolarités de type 1 et 2, elle passe relativement inaperçue. Elle joue pourtant sur l’humeur, les pensées et l’énergie, boostant parfois l’un tout en plongeant l’autre dans les abysses (c’est ce que l’on nomme les états mixtes). Elle peut provoquer des TOC, la boulimie, des phobies sociales ou de l’anxiété. Il ne s’agit donc en aucun cas d’un phénomène dérisoire, qui appellerait tout au plus quelques commentaires maladroits, mais bien d’une réalité cérébrale éprouvante et objectivable par imagerie, comme le rappelle à dessein l’autrice et dessinatrice.
Lou Lubie ne cesse de le marteler : elle conte une expérience personnelle, l’enrichit de statistiques et informations édifiantes, mais ne prétend aucunement se confondre avec un psychiatre. Goupil ou face esquisse ce qu’est la cyclothymie, ce que vivent ceux qui en souffrent, ce que cette maladie occasionne chaque jour dans leurs rapports humains et amoureux. Avec un code chromatique à trois couleurs (blanc, noir, orange), celle qui explorait déjà les fêlures humaines dans L’Homme de la situation met des mots et des dessins sur une maladie méconnue et en quelque sorte inavouable : non seulement cette dernière suscite la méfiance ou le rejet, mais elle apparaît en plus particulièrement difficile à traduire de manière succincte. En ce sens, Goupil ou face ne peut qu’être salué, tant Lou Lubie parvient à y communiquer avec justesse le ressenti des personnes cyclothymiques.
Sur Le Mag du Ciné