Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2016. Elle a été réalisée par Camille Jourdy pour le scénario, les dessins et les couleurs. L'autrice a également réalisé une trilogie à succès : Rosalie Blum.
Juliette a pris le train pour se rendre à Dijon et elle regarde le paysage défiler par la fenêtre : les maisons, les rails, un dépôt de marchandise avec ses camionnettes de livraison, des pylônes EDF, des pavillons de banlieue, etc. Deux mamies viennent s'installer sur une banquette de l'autre côté de la travée, ayant failli rater leur train en se trompant d'une heure sur son horaire. Dans sa maison de banlieue, Marylou prépare ses deux enfants (Simon 11 ans, et le petit) pour les emmener à l'école. En revenant de les déposer, elle s'arrête devant la boutique Au Bal Masqué, et le gérant en sort pour la saluer. Ils flirtent un peu, et ils s'embrassent sur la bouche, puis elle redémarre, la voiture derrière klaxonnant avec insistance. Juliette est descendue du train et sort de la gare, mais personne n'est venu la chercher Elle se rend à pied jusqu'au petit immeuble où habite son père. Elle sonne, son père Jean lui ouvre en s'étonnant de la voir, puis en s'excusant parce qu'il pensait qu'elle n'arrivait que demain, même si Marylou, la sœur de Juliette, lui a répété au moins vingt fois. Il oublie tout, d'ailleurs si Juliette croise la télécommande, qu'elle la lui donne car ça fait quinze jours qu'il est coincé sur M6. Elle se rend dans sa chambre qu'elle retrouve comme elle l'a laissée quand elle est partie pour Paris. Elle est là, pour quelques jours de vacances.
Au café-restaurant Le Tropical, Polux (monsieur Georges), un habitué, est en train de changer une ampoule, à la demande de la patronne Nénette. Puis il va s'en jeter un au comptoir et papote avec un autre habitué qui le charrie sur la fois où il l'a vu en robe avec du rouge à lèvres. Marlène qui est en train de jouer aux fléchettes demande à connaître l'anecdote. Elle lui propose de faire ça aux fléchettes : si elle gagne, il doit se déguiser en femme, si elle perd elle se déguise en homme. Elle part avec un troisième habitué. Après un coup d'œil au chien dans son panier, aux grilles de loto et au pichet d'eau pour l'anisette, Polux rentre chez lui. Il fume une cigarette sur le chemin. C'est un sacré bazar chez lui, et il appelle tout haut : Brigitte ? Il constate que même sa femme imaginaire ne lui répond pas. Le soir, Marylou s'occupe de son plus jeune : elle fait le cheval, lui passe son pyjama avec l'aide de son mari qui fait faire ses exercices d'allemand à son fils Simon. Le petit gigote dans tous les sens et finit par renverser le verre de magnésium de Simon, ce qui énerve la maman. De son côté, Juliette surfe tranquillement sur internet pour un projet personnel. Puis elle finit par céder à la tentation et faire une recherche en entrant les mots : Battements de cœur irréguliers. Elle prend connaissance des résultats puis se rend dans le salon où elle s'assoie silencieusement sur le canapé à côté de son père. Il ne lève pas les yeux de son journal, ne dit rien, ne prête pas attention à sa présence. Elle se lève en indiquant qu'elle va faire un tour dehors.
Scènes de la vie ordinaire : la plus jeune revient passer quelques jours chez son père, rend visite à sa sœur, va voir sa grand-mère chez elle, va voir la maison où sa famille occupait un appartement avant que ses parents ne divorcent, fait connaissance superficiellement avec le nouveau locataire, s'inquiète pour sa propre santé, participe au repas de famille pour l'anniversaire des 12 ans de Simon. En parallèle, l'autrice consacre des séquences à la vie quotidienne de Marylou, et à celle de Polux. C'est mignon et doux, sans beaucoup de tension dramatique, même si quelques moments saugrenus surviennent. Camille Jourdy utilise des couleurs pastel, générant cette sensation de douceur. Elle détoure les personnages et les éléments visuels avec un trait de crayon fin, légèrement irrégulier comme s'il n'était pas complètement assuré, mais avec une grande précision. Il s’agit donc d'un choix conscient de l'autrice pour marquer une forme de délicatesse vis-à-vis de ses personnages. De temps à autre, elle passe en mode couleur directe, avec un rendu évoquant le Douanier Rousseau, mais avec plus de détails concrets, alliant ainsi une forme de naïveté, avec un regard attentif aux détails, toujours avec douceur.
Le lecteur se prend au jeu de côtoyer ces personnages inoffensifs, mais avec des caractéristiques bien établies qui les rendent uniques et humains. Il se balade avec eux dans une zone urbaine sympathique, sans être riante, mais sans être agressive non plus. Il se demande vaguement ce qui a motivé Juliette à venir passer quelques jours chez père, s'il y a une autre raison que de voir sa famille quelques jours. Rapidement, il se retrouve dans leurs limites qui le rendent humain : le côté hypocondriaque de Juliette, les cachoteries de Marylou, la maladie d'Alzheimer de la grand-mère, le manque de motivation de Jean, le manque de motivation d'une nature différente de Polux, le comportement fofolle de Claire Girard-Sellier (la mère de Juliette & Marylou), etc. L'artiste met en œuvre une direction d'acteurs de type naturaliste, et chaque personnage devient émotionnellement très proche et très réel pour le lecteur. Il sourit de temps à autre devant des moments saugrenus qui dénotent avec la banalité du quotidien avec le train-train très ordinaire des uns et des autres. Ça commence avec la relation extraconjugale de Marylou et son amant qui arrive toujours déguisé. Ça continue avec des événements comme les tableaux réalisés par Claire Girard-Sellier et exposés dans une galerie, l'adoption d'un poussin par Polux. Ce ne sont pas des événements impossibles ou délirants mais ils sortent de l'ordinaire en comparaison du reste.
Mais quand même de temps à autre, le lecteur se retrouve surpris. Pour commencer, il ne s'attend pas au degré de détail dans les descriptions visuelles. Quand Polux ouvre la porte de son appartement en rentrant chez lui, le lecteur peut détailler tout le bazar présent dans chaque case : cadre de travers, chaussette solitaire par terre, table basse encombrée par un percolateur et des magazines, téléphone à même le sol, chaussure esseulée, classeurs jetés sous la table basse, calculette, stylo, cendrier pot de yaourt vide, quignon de pain, tout ça sur la table basse. Alors que les dessins peuvent donner l'impression d'être à destination d'enfants du fait de leur douceur, la finesse de la description s'adresse à des adultes : l'attention portée à chaque décoration intérieure, la possibilité d'identifier chaque essence d'arbres ou de plantes, les motifs des toiles cirées sur les tables, l'aménagement paysager du jardin de Marylou et Stéphane, la diversité des formes et des architectures des pavillons du quartier, le décor de la cuisine de Marylou, le revêtement de sol du café-restaurant, etc. Il s'aperçoit également que l'autrice réalise entre 9 et 10 cases par page ce qui représente une narration visuelle dense. Elle choisit avec habileté les cases sans décor en arrière-plan, et celles avec un environnement minutieusement représenté. Sous une simplicité apparente, se trouve une narration visuelle riche et sophistiquée.
Le lecteur se rend également compte que ces personnages en apparence un peu falots et bonne pâte souffrent tout autant que lui, à commencer de la solitude. Juliette est également inquiète pour sa santé, son père Jean semble avoir renoncé à toute envie, tout objectif. Polux semble s'être résigné à une vie sans amour, sans enjeu. Marylou n'est clairement pas heureuse de sa situation, malgré une famille aimante, un mari compréhensif et aidant, un amant très attentionné. Il ne s'agit pas d'un mal être existentiel pour attirer l'attention, ni d'une insatisfaction insaisissable, incontrôlable. Les personnages n'en font pas un drame mais ils n'en souffrent pas moins. Camille Jourdy se montre très habile à faire exister ses personnages en douceur, mais aussi à développer son propos en arrière-plan, presqu'en catimini. Marylou et son amant se retrouvent une dois par semaine, dans la serre du jardin de la première. C'est pratique et anecdotique, mais pas tout à fait car c'est aussi un clin d'œil à Adam & Ève dans le jardin d'Eden. À l'une de leur rencontre, l'amant arrive déguisé en loup, cela s'inscrit dans une série de déguisement animalier, un de plus comme les autres, mais pas tout à fait. C'est aussi le loup dans la bergerie qu'est la cellule familiale, et en plus dans la scène suivante, Juliette évoque le conte du Petit Chaperon Rouge, en parlant avec sa grand-mère, en particulier les grandes dents du loup.
Un peu plus tard se déroule le repas d'anniversaire des 12 ans de Simon, en famille, avec les parents de son père (Stéphane), et les parents divorcés de sa mère (Marylou), Juliette et sa grand-mère. Machinalement, Juliette, Marylou et leurs parents se lancent des piques, pas méchamment, les piques habituelles dans une famille, mais qui justement font mal parce qu'elles proviennent d'eux. Dans l'une des dernières scènes, Marylou conduit la voiture de sa mère Claire, avec Juliette sur le siège passager, et leurs deux parents divorcés (Claire et Jean) sur la banquette arrière. L'autrice a ainsi inversé le schéma habituel des enfants derrière et les parents devant, comme si la nouvelle génération avait pris les rênes de l'avenir. En fonction de son histoire personnelle, de ses relations avec les membres de sa famille, le lecteur peut être saisi par la justesse pénétrante de la dynamique relationnelle entre 2 personnages. Par exemple, il peut être surpris que Jean n'adresse pas la parole à sa fille Juliette qui séjourne chez lui. Il comprend plus tard que c'est sa manière à lui de respecter l'indépendance de sa fille, de ne pas revenir dans une dynamique paternaliste, et qu'il n'a pas su comment établir une autre forme d'échanges avec sa fille devenue adulte.
Voici une bande dessinée qui sort des sentiers battus : l'histoire est banale avec une narration tellement douce qu'elle rend les événements d'une extraordinaire banalité. Dans le même temps, sous la douceur des couleurs et des formes, la narration visuelle s'avère être d'une grande richesse dans les détails, d'une grande évidence dans la direction d'acteurs, d'une grande justesse dans la représentation de ce quartier tranquille mais pas générique. Le mal être diffus des personnages ne vire pas au drame. Pour autant il n'est ni ridicule ni léger au point de pouvoir être écarté d'un simple revers de main. Il faut un peu de temps au lecteur pour comprendre que ces individus semblent comme figés dans une stase, dans un comportement qui ne peut plus évoluer, comme s'ils avaient abdiqué leur capacité à évoluer. Mais dans le même temps ce constat, cette acceptation de leur fonctionnement émotionnel figé ne les empêche pas de vivre avec et d'apprécier les autres. Ces individus se sont retrouvés confrontés à leurs limites, et ils oscillent entre résignation (et donc défaitisme) et acceptation (et donc possibilité de faire avec). Une bande dessinée tout en douceur, d'une grande sensibilité pour la vie d'êtres humains qui ne sont pas des gagnants dans l'âme.