Peu importe que le western soit passé de mode dans le cinéma américain, l’Europe a toujours complété l’offre avec ses propres films, mais aussi ses bandes dessinées. En Italie, Tex Willer est depuis 1948 une des séries les plus importantes du pays. En France, nous avons évidemment Blueberry, qui a fait ses premières armes en 1963 dans la revue Pilote, mais aussi d’autres séries, avec même un regain du genre dans les librairies depuis une quinzaine d’années. Undertaker (Xavier Dorrison et Ralph Meyer) et Stern (Frédéric et Julien Maffre) dans un registre plus sérieux ou Gus (Christopher Blain), Mondo Reverso (Dominique Bertail et Arnaud Le Gouëfflec) et Walter Appleduck (Fabcaro et Fabrice Erre) plus humoristiques démontrent que le western n’a pas fini d’inspirer nos chers artistes (et contenter une demande).
Jérôme Félix et Paul Gastine sont ici aux commandes. Le titre l'annonce, le ton sera assez dur. Les deux compères se remettent à l’ouvrage juste après leur série d’aventures ésotériques, L’héritage du diable, publiée aussi chez Bamboo. Il s’agit d’un one-shot, l’histoire se contenant dans ces pages.
Russell est un des derniers cowboys avec son équipe à parcourir les terres pour emmener le bétail à destination. La voie ferrée conquière de nouveaux terrains chaque jour, Russell et son entourage seront bientôt obsolètes. Il décide alors de s’établir en tant que fermier, accompagné de Bennett, un jeune homme un peu simplet qu’il a recueilli et de Kirby, un gaillard qu’il veut comme associé. Sur leur route, ils croisent le petit village de Sundance, à qui il a été promis de devenir la nouvelle gare du Wyoming, en échange d’un pot de vin. Mais Bennett se fait tuer sur place et son meurtre est maquillé en suicide.
Fou de rage, Russell décide de faire appel à des anciens cowboys devenus brigands pour assiéger la ville, demandant aux notables de lui offrir le tueur. Kirby, à ses côtés, sent que la situation commence à leur échapper. Tandis que dans la ville, il est hors de question que la publicité d’un meurtre d’enfant empêche l’établissement de la gare. Mais comment réagir ? D’autant plus qu’il semblerait que la personne coupable ne soit qu’un enfant, une situation que va vouloir prendre en main l’institutrice de la ville.
C’est une fin de règne qui se joue, celui des cowboys, de ces garçons de vachers qui sont avant tout des baroudeurs, pas des défenseurs de la veuve et de l’orphelin. Dans le monde de l’Ouest, il faut toujours être dans le sens du vent, mais beaucoup y perdent de leurs plumes. Russell et Kirby sont de fortes têtes, mais ils ne voulaient que s’établir, la tragédie injuste qui se joue contre eux va les entraîner à réagir différemment. L’un a de la colère, l’autre veut être plus pragmatique, mais le sens du progrès les a déjà rattrapés.
Ces héros du quotidien, de la boue, de la bouse et des feux de camp, n’ont plus leur place. Le train avance plus vite qu’eux, il transportera les bêtes plus rapidement et plus efficacement. C’est un facteur de développement économique, Sundance veut avoir sa gare plutôt que continuer à gratter la terre pour quelques semences contre beaucoup de cailloux. Mais cette société moderne qui s’avance vers l’ouest a son prix à payer, celui de la corruption, du silence, et même pire.
Comme toute bon drame, les personnages sont nombreux, certains dévoilant des caractères qu’on ne leur soupçonnait pas. Dans l’Ouest, il faut parfois faire des choix au goût amer, mais aussi suivre son instinct. Ce mélange d’émotions contenues et de décisions difficiles rend cette histoire encore plus poignante. Les caractères sont bien dépeints, des préférences se feront, mais attention à la peine ressentie quand le scénario prendra des virages abrupts. S’il connaîtra une légère baisse de régime quand Kirby et l’institutrice se retrouveront, la suite bousculera le lecteur. L’histoire est prenante, présentant la fin d’un monde, le début d’un autre.
Au dessin et à la couleur, Paul Gastine signe un travail formidable, avec un trait réaliste mais légèrement stylisé, sans aucune lourdeur. Les teintes sont froides, le sable semble partout, c’est un monde froid et dangereux, et c’est l’homme qui en est responsable. L’expressivité de ses personnages sera le point majeur de ce dessin, apparaissant terriblement vivantes, donnant une épaisseur et une crédibilité à tous ces personnages impliqués dans ce drame.
La quatrième de couverture annonce un western crépusculaire et magistral, ce qui est assez proche du ton et de la qualité de cet album renversant et poignant. Jérôme Félix et Paul Gastine livrent une autre preuve de la réussite de la réinterprétation de ces mondes de Western, sans user des clichés, sans les grandes figures mythiques, au plus près des hommes et de leurs terribles décisions. Ils y racontent un point de bascule entre deux mondes, et le sacrifice qu’il demande.