Mais soudain… une vitre vient d’être fracassée par un projectile qui rebondit sur le tapis.

Ce tome contient une histoire complète, qui ne nécessite pas de connaissance préalable des personnages ou de la série. Sa première parution en album date de 1967, après une prépublication dans Le Journal de Tintin du 24 août 1965 au 19 juillet 1966. Il a été réalisé par Edgard Félix Pierre Jacobs, dit Edgar P. Jacobs (1904-1987), pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec l’aide de Gérald Forton pour les premières planches, reprises ensuite par Jacobs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. Ce tome se place entre Le piège diabolique (1962) et Les trois formules du professeur Satô, tome 1 (1977).


En ce début d’après-midi orageux, la circulation aux abords de Port-Royal est particulièrement dense. Le flot des voitures n’avance que par à-coups et, parmi celles-ci, le taxi que le capitaine Blake et le professeur Mortimer ont pris en arrivant de Londres, via Orly, sa fraye un difficile passage. Sur la banquette arrière, Mortimer est en train de lire un quotidien. La une est consacrée à l’affaire du collier : Sir Williamson aurait l’intention d’offrir le collier de Marie-Antoinette à la reine d’Angleterre ! Le journaliste expose ses regrets : N’est-il pas déplorable que ce joyau sans prix, que l’on croyait avoir été dépecé et dispersé par la comtesse de la Motte et ses complices, ait été 178 ans plus tard, miraculeusement retrouvé pour être immédiatement soustrait au patrimoine historique et artistique de la France ? L’embouteillage gagne en intensité, le taxi est arrêté. Les deux amis évoquent Olrik : aux dernières nouvelles, il s’adonnerait à l’étude de l’archéologie parisienne, il aurait, paraît-il dévoré la bibliothèque de la Santé. Mortimer remarque le commissaire divisionnaire Pradier se tenant au milieu des véhicules immobiles. Les deux amis sortent du taxi pour le saluer. Pradier leur répond qu’ils tombent à pic.


Le commissaire divisionnaire explique que le colonel Olrik vient de s’échapper, ici-même pendant son transfert. La police n’y comprend rien. Le panier à salade qui débouchait de la rue de la Santé a été bloqué ici durant un court moment à la suite d’un embouteillage monstre provoqué par une équipe d’égoutiers. Lorsque dix minutes plus tard, le fourgon est arrivé au Palais, il ne contenait plus ni gardes, ni prisonniers ! Mortimer regarde à ses pieds et remarque la présence d’un regard d’égout, il en pointe le tampon au commissaire qui se renfrogne un peu. Le lendemain soir à l’hôtel Louvois, tandis que le journal parlé de la R.T.F. donne les dernières informations : L’enquête du commissaire Pradier sur la rocambolesque évasion de l’aventurier Olrik a confirmé l’audacieuse théorie de capitaine Blake et du professeur Mortimer ! Il a été établi en effet que la voiture cellulaire avait été bel et bien truquée à l’aide d’une trappe, que deux faux gardes y avaient pris place et que, grâce à un embouteillage parfaitement minuté, le bandit avait pu se glisser dans l’égout au-dessus duquel elle avait fort opportunément stoppé. Mais soudain, une vitre vient d’être fracassée par un projectile qui rebondit sur le tapis. Blake la ramasse et lit le message sur le papier enveloppant la pierre.


Les aventures de Blake & Mortimer, les albums d’Edgar P. Jacobs constituent une pierre angulaire de la culture BD, une part essentielle des fondations de ce mode d’expression. Pour autant, malgré leur classicisme, leur lecture peut sembler ardue. Parmi les caractéristiques qui peuvent apparaître datées ou maladroites, se trouvent la densité de la narration, en particulier la quantité de texte (deux cases interminables en planches vingt-huit et vingt-neuf avec juste le dessin d’un magnétophone à bande), les cartouches de texte redondants, c’est-à-dire décrivant ce que montre le dessin (dès la troisième planche avec la description de la pierre qui brise la vitre), des commentaires qui auraient pu être remplacés par un dessin ou un détail dans une case (par exemple : Puis soudain, il tourne le commutateur), des passages où le lecteur peut faire l’expérience de soit lire le texte soit regarder les dessins et disposer des mêmes informations (la planche six en est un cas d’école), des effets de colorisation qui peuvent sembler hasardeux dans une représentation réaliste et descriptive, un jeu d’acteurs parfois appuyé comme au théâtre ou à l’opéra, et même des coïncidences artificielles pour faire fonctionner l’intrigue (par exemple Blake & Mortimer arrivant exactement au moment où Olrik vient de s’échapper par les égouts, la cavalerie qui arrive juste à temps pour le dénouement, Olrik réussissant à intercepter Duraton alors qu’il fuit du parc Monceau, etc.).


Du côté face, la lecture demande donc un investissement significatif du lecteur, qu’il accepte de prendre le temps nécessaire pour lire le texte et pour regarder les dessins en détail, pour s’adapter aux idiosyncrasies du mode narratif d’EP Jacobs. Le côté pile de cette lecture réside dans le fait que ces caractéristiques reflètent le degré d’investissement de l’auteur, sa rigueur et la densité de sa narration. Dès la première planche, le lecteur peut constater la minutie avec laquelle l’artiste représente les différents modèles de voiture, les vêtements conformément à la mode de l’époque, puis les façades des immeubles parisiens, l’aménagement du parc Montsouris jusque dans ses clôtures, et bien évidemment les galeries des carrières. La biographie de l’auteur indique qu’il a contacté le Service des carrières du département de la Seine. Celui-ci lui a fourni des cartes détaillées des galeries souterraines, et a délivré l’autorisation pour qu’il puisse les visiter. Jacobs a parcouru les trajets décrits dans l’album, à la fois sur la voie publique, et dans les carrières. Ainsi, les itinéraires de filature en voiture dans les rues de Paris, de fuite à pied dans le quartier du parc Montsouris et de parcours souterrain dans les carrières présentent une épatante plausibilité et une cohérence remarquable, jusqu’à l’utilisation de quelques termes techniques à bon escient, comme celui de Fontis.


Sous une apparence très monolithique et très contrôlée, rigide pourrait-on même dire, la narration visuelle met en œuvre des techniques et des dispositifs très diversifiés. Au fil des pages le lecteur relève l’utilisation d’un article de journal, l’intégration de plusieurs émissions de radio, un dessin en coupe du repaire d’Olrik, un ancien poste de commandement de la Résistance. Il note le recours à une palette des couleurs inattendues, pour rendre compte de l’éclairage, de la luminosité, et parfois de la violence avec une couleur orangée en fond de case. La première fois en planche quatre, il sourit en voyant un dessin de téléphone en gros plan avec plusieurs onomatopées de sonnerie, un exemple de représentation très littérale. Puis il remarque que l’auteur en insère une deuxième en planche treize, une troisième en planche quatorze, encore une autre en planche dix-neuf, et avec facétie uniquement l’onomatopée de la sonnerie en planche vingt-sept. Il crée ainsi un leitmotiv visuel, un événement anodin (un téléphone qui sonne) qui devient une menace répétée, qui génère une sensation d’oppression et de malaise chez le joailler, et un danger lancinant dans l’esprit du lecteur. Dans le même esprit, le bédéiste réalise quelques cases composées uniquement d’une onomatopée, avec éventuellement une mise en scène de l’effet sonore (par exemple planche huit : BRRROOM), le texte passant ainsi la frontière des lettres pour acquérir le statut d’élément visuel.


Toujours dans le registre de la variété visuelle pour raconter, le lecteur retrouve également l’usage des ombres chinoises pour une scène nocturne, dispositif utilisé régulièrement par l’artiste depuis la première partie de Le mystère de la grande pyramide, pour quelques cases ou pour une séquence. Il sourit en voyant que Jacobs pousse le principe de la case minimaliste jusqu’à en réaliser deux ou trois totalement noires, une autre de nature très conceptuelle noire avec une sorte de bandeau irrégulier (seul le texte permet de comprendre qu’il s’agit de la fumée d’une cigarette qui s’élève dans l’obscurité), ou encore une case noire avec deux phylactères (une conversation dans l’obscurité). Chaque case donne l’impression d’une description très claire, très construite pour être le plus lisible possible. Pour autant, le lecteur découvre régulièrement une case avec une construction sophistiquée, contenant un niveau d’information très élevé. Par exemple, planche seize, Blake et Mortimer regardent par la fenêtre, plan sous-entendu dans l’hôtel particulier, premier plan dans la cour avec le livreur, arrière-plan avec l’ombre qui fuit. En prenant un peu de recul, il détecte un autre leitmotiv visuel d’une nature différente et plus métaphorique. Régulièrement, le décor (dans l’hôtel particulier de Duranton) comprend une rampe, et un personnage s’y tient d’une main. Cet aménagement de l’escalier devient alors un symbole d’un support pour le personnage qui l’utilise sciemment pour se soutenir, voire un dispositif qui le guide quant au chemin à suivre. Presque un signe avant-coureur que son absence dans les carrières induira les errements des personnages.


Au sein d’une narration aussi dense, l’esprit du lecteur va être impressionné par certains éléments plus que par d’autres, minimisant ces derniers. Peut-être sera-t-il plus sensible au jeu du chat et de la souris entre Duranton et Olrik, aux obstacles qui empêchent les deux héros Blake & Mortimer de progresser dans ce mystère, à la compétence très professionnelle du commissaire divisionnaire et de ses hommes, aux manipulations d’Olrik, etc. Il pourrait presque occulter les différentes scènes d’action et pourtant d’ampleur : une inondation en sous-sol, un homme se jetant du premier étage sur un autre dans la cour en contrebas, une tentative d’enlèvement nocturne avec coups de feu, une filature nocturne complexe dans les rues de Paris en voiture, le forçage d’un barrage de police, et même un tir de bazooka. Le scénariste intègre également plusieurs éléments historiques : l’affaire du collier de la reine Marie-Antoinette (1755-1793), l’évocation en sous-entendu du roman Le Collier de la reine (1849-1950) d'Alexandre Dumas (1802-1870), le mouvement de la Résistance à Paris durant la seconde guerre mondiale. Sans oublier un petit clin d’œil quand Gros Louis lit le Journal de Tintin. Il peut aussi ressentir une forme d’agacement devant une intrigue qui piétine, avec des héros pas très brillants. À plusieurs reprises, les actions des héros sont contrariées, rendues insignifiantes, empêchées. Mortimer récupère le coffret contenant le collier au péril de sa vie, dans un tourbillon, mais le coffret est vide. La police neutralise Sharkey, mais il s’évade avec une facilité déconcertante. Blake et Mortimer ligotent Herman, mais il s’est défait de ses liens deux pages plus loin.


En filigrane, le lecteur prend conscience que l’auteur met en scènes de nombreux thèmes. Cela commence par le sensationnalisme des médias, avec des gros titres bien orientés. À la lecture, il apparaît que le commissionnaire divisionnaire et son équipe de la Direction de la Sécurité du Territoire (DST) sont des individus compétents et professionnels, une forme de reconnaissance de l’auteur dans les capacités de la police. Il montre leur travail comme étant très pragmatique et concret, sans le romanesque des enquêtes à la Sherlock Holmes. Il intègre également la part de hasard qui intervient dans ces enquêtes, l’un des exemples les plus patents étant la manière dont Mortimer découvre les symboles au plafond qui vont lui permettre avec Blake de retrouver leur chemin dans les galeries souterraines. L’intrigue repose sur les conséquences d’événements historiques, tels que l’affaire du collier de 1784 à 1786. Au travers du comportement d’Olrik, le lecteur voit une façon de vouloir impliquer ses ennemis, de les manipuler par de la désinformation, d’établir une forme d’emprise sur eux. De contrariétés en échecs, le lecteur constate également que les personnages ne renoncent jamais : les héros à déjouer les plans du criminel, Olrik à mettre la main sur le collier, le joailler à tirer son épingle du jeu, une véritable ode à la persévérance et à la résolution.


Si l’on n’est pas tombé dedans quand on était petit, la lecture des aventures de Blake & Mortimer peut représenter un défi d’adaptation, un contresens en termes de plaisir de lecture. Pour autant, les éléments mêmes qui peuvent rebuter constituent les marques de qualité de la narration visuelle, de l’investissement hors norme de l’auteur, de la solidité de son intrigue, de la diversité des thèmes sous-jacents. L’affaire du collier finit par embarquer le lecteur, par l’immerger dans ce lieu et cette époque très concrets, le convaincre de la plausibilité et de la réalité de ce vol complexe. Intemporel.

Presence
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le 13 juil. 2024

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