Hergé, répète après moi : le mieux est l'ennemi du bien...
1954. Y’a pas, Hergé est passé à côté d’un truc. Notre auteur belge regarde le C.V. déjà bien rempli de Tintin, et il s’aperçoit aisément qu’il a fait faire à son petit reporter un gigantesque détour historique, afin de ne jamais avoir à titrer une de ses aventures « Tintin chez les nazis ». Bien sûr, il y a eu Le Sceptre d’Ottokar, mais c’était du velours, les choses n’étaient que suggérées.
Fin 1954, Hergé enterre les aventures lunaires et apolitiques de Tintin : il prend sa plume et son courage à deux mains, et catapulte ses héros dans une Bordurie plekszy-gladzienne qui ressemble furieusement à l’Allemagne nazie (ainsi qu’à l’URSS peut-être, mais à l’époque certains milieux conservateurs renvoyaient sans vergogne les deux totalitarismes dos à dos...).
L’Affaire Tournesol, c’est avant tout un dessin somptueux : Hergé a désormais les moyens de mobiliser des studios entiers pour travailler sur les décors de Tintin, aussi ce n’est pas sans raison que cette dix-huitième aventure est souvent vue comme le « chef-d’œuvre technique » de la série. Depuis le parc de Moulinsart jusqu’à l’aéroport de Genève, de la gare de Cornavin au laboratoire de Tournesol, le côté résolument maniaque de Hergé se révèle être payant : chaque vignette est fournie de dizaines de détails attachants, chaque planche est travaillée avec une précision d’orfèvre, et la minutie des collaborateurs d’Hergé a accouché d’un album incroyablement beau.
Ce souci du détail donne d'ailleurs toute sa force à la dénonciation de la dictature bordure : avec ces fameuses moustaches de Plekszy-Gladz recyclées dans le moindre élément de décor (presse-papier, calendrier, pare-chocs de voiture...), Hergé a recréé l’ambiance mégalo propre à tous les totalitarismes.
Si L’Affaire Tournesol est aussi détaillée, c’est parce que Hergé s’en est donné le temps : cet album est pré-publié dans le Journal de Tintin sur plus de quinze mois, presque un an et demi ! Chaque planche est minutieusement pensée et réalisée, non seulement pour le dessin, mais aussi pour les retournements de l’intrigue. D’où le véritable souci de cette dix-huitième aventure : est-ce qu'on n'aurait pas affaire à une bande-dessinée TROP travaillée ?
Lorsqu’on découvre aujourd’hui en une seule fois, dans un album de soixante pages, une intrigue créée et publiée au compte-gouttes durant un an et demi, on se rend compte des problèmes de tempo. Ainsi Hergé, conscient du rythme très lent de la publication, avait introduit au milieu de l’intrigue des petits résumés donnés au détour d’un dialogue par les personnages : les questions des gendarmes p.9, la conversation avec Topolino p.25, les explications de Sponz à la Castafiore p.55 ... Ces petits résumés ont leur sens pour le lecteur du Journal de Tintin qui, fin 1955, a un peu perdu le fil de cette intrigue entamée un an plus tôt. Mais celui qui lit l'album cartonné en une seule fois, lui ne comprend pas, le début de l’intrigue a été lu un petit quart d’heure plus tôt !
Dans la même veine, parce que chaque planche était travaillée jusqu’à la perfection, pas question de survoler la moindre vignette : les rebondissements de l’intrigue peuvent se cacher dans un petit phylactère perché tout en haut d’une page, comme par exemple les déductions du Capitaine sur la voiture C.D. bordure en page 29. Là encore, pour le lecteur du Journal de Tintin qui en 1955 ne peut lire chaque semaine qu’une seule planche, il ira scruter les moindres détails de chaque dialogue ... mais pour celui qui tient aujourd’hui les 62 planches dans un seul album, celui-là risque de manquer ces twists bien cachés du scénario.
Malheureusement, malgré toute la qualité du travail investi dans cet album, et qu’on devine derrière la moindre des vignettes, l’intrigue reste parsemée de quelques erreurs et incohérences. La plus visible se trouve sur la couverture de l’album : pourquoi, quelques instants après leur accident de voiture, Tintin a-t-il eu le temps d’enlever son déguisement alors que le Capitaine porte encore son imperméable d’opérette ? Ce n’est pas réellement impossible, mais cela aurait eu besoin d’une explication claire de la part d’Hergé...
Quant au scénario, très bien construit dans les cinquante premières pages, le dénouement que lui donne Hergé est honteusement facile : l’évasion en tank est parsemée de coups de chance improbables, comme les mines sans amorce ou le canon de mauvaise qualité. Pour un peu, on se croirait revenu vingt ans en arrière, dans ces premiers albums où Tintin était toujours béni par le destin. Après une aventure d’aussi grande qualité, ce dénouement est une fausse note.
Enfin il reste un mystère dans la construction de cet album : une Syldavie démocratique face à une horrible dictature bordure ? Mais alors ... pourquoi Hergé renvoie-t-il dos à dos les services secrets des deux pays ? On rappelle que les Syldaves espionnent eux aussi Moulinsart (p.2), et que les agents de la Syldavie assomment sans vergogne Tintin et kidnappent à leur tour le Professeur Tournesol (p.30). Et voilà que nos trois héros, si tôt qu’ils s’échappent de Bordurie, vont se réfugier dans une Syldavie brusquement présentée comme un bastion de la liberté (les gardes-frontières se précipitent pour aider les fugitifs évadés de l’enfer bordure, p.60).
Faut-il y voir un message à double sens délivré par Hergé ? Une façon habile de critiquer l’Est sans encenser l’Ouest ? On peut ... mais cela ressemble davantage à une méchante incohérence !
Bilan, l’Affaire Tournesol est un album complexe, ultra-construit, dont l’intrigue avance parfois par soubresauts. On en retiendra un dessin particulièrement léché, ainsi que la seule dénonciation véritable des nazis dans la série Tintin. Malgré tout, en refermant ce dix-huitième album, on ne peut s’empêcher de penser : Hergé pouvait faire mieux ...