Une nouvelle bande dessinée d'Alain Ayroles, c'est toujours la fête pour un bédéphile. C'est donc tout naturellement que je me suis précipité en librairie et je n'ai pas trop été déçu ! Encore une fois, Ayroles accouche à la fois d'un bel objet et d'une histoire puissante. Les jeux de pouvoirs et de domination qu'il met en scène sont savamment mis en place avec l'art qu'on lui connaît. Ses personnages sont intelligemments écrits, et même si on est parfois dans le domaine de la caricature, il sait faire sortir les protagonistes de cette ornière. Ainsi, notre perception des personnages principaux change constamment, au fur et à mesure qu'on découvre leurs vilenies ou leur excessive naïveté. L'univers du XVIIIe siècle français est en cela très bien rendue, avec l'hypocrisie qu'on lui connaît. L'auteur menace toutefois régulièrement de réduire le siècle des Lumières à cette hypocrisie, et c'est à mon sens un peu dommage, car il bénéficie quand même d'une richesse culturelle indéniable. Certes, Ayroles la met bien en scène mais toujours à travers ce prisme de l'hypocrisie d'une élite déconnectée du vrai peuple.

D'un côté, on est contents de voir cette description d'une noblesse d'Ancien Régime, qui n'invoque le progrès, la philosophie et la culture que pour mieux se conforter dans un entresoi détestable, à milles lieues des vertus invoquées au sein même d'une religion affichée qui ne signifie plus rien à leurs yeux, ou d'un athéisme plus dogmatique encore que la religion qui le précéda. D'un autre côté, le récit aurait pu laisser davantage de place à ces gens honnêtes, égarés dans ce monde qu'ils ne peuvent plus comprendre et qui refuse de leur accorder la moindre attention.

A voir, toutefois, comment les personnages et le récit évolueront, car on est habitué avec cet auteur à voir nos sentiments évoluer du tout au tout entre le début et la fin de ses histoires. Il est donc impossible à l'heure actuelle de dire si son chevalier de Saint-Sauveur restera aussi détestable qu'il ne l'est jusqu'à la fin, ou s'il trouvera une forme de rédemption au contact du Nouveau Monde.

Ce contact avec le Nouveau Monde est d'ailleurs une des grandes surprises du récit pour ma part (mais révélé dès la lecture de la 4e de couverture, puisqu'il suffit de lire le titre des deux tomes à venir pour le comprendre). Je ne m'attendais pas à ce que le récit explore le lien entre l'Ancien Régime et les colonies américaines, cela promet un récit captivant par la suite.

En même temps, cette idée de mettre en scène les territoires outre-Atlantique est à mon avis une des limites de la bande dessinée, dans le sens où on est obligé de faire la comparaison avec Les Indes fourbes, et de constater que celui-ci en jouerait presque le rôle de préquelle s'il ne prenait place quelques siècles après. En effet, on a constamment l'impression d'avoir déjà lu quelque part cette histoire de fripouille magnifique (mais plus ignoble ici) qui touche la gloire, déchoit et s'exile de l'autre côté de l'Atlantique.

Bien évidemment, un auteur a le droit d'écrire des variations sur un thème commun, et il y a en outre fort à parier que le récit des deux tomes à venir s'éloigne largement des Indes fourbes, mais à la lecture de ce premier tome, je trouve qu'il y a trop de points communs pour avoir l'impression de lire une histoire vraiment originale. C'est ce qui explique que je ne sois pas (encore ?) monté à 8 étoiles sur 10.

Au dessin, Richard Guérineau n'a pas le génie de Juanjo Guarnido, mais il a néanmoins une jolie patte graphique, qui colle bien avec l'univers d'Ayroles. Manquant peut-être un peu de finesse par rapport au raffinement extrême du XVIIIe siècle français, je pense qu'en revanche, le dessin sera parfaitement adapté aux décors du Canada qui nous attendent dans les tomes à venir. Elégant, mais brutal quand il le faut, le dessin de Guérineau accompagne en tous cas parfaitement les retournements de situation et autres jeux de manipulation sournoise qui ponctuent le récit.

Bref, donc un premier tome qui finit nécessairement sur un cliffhanger (très réussi) rendant l'exercice de la critique compliqué, car on a bien conscience de ne pouvoir commenter qu'un tiers d'une histoire qui cache probablement encore la majorité de ses enjeux et de son potentiel. On est donc d'autant plus pressé de voir la suite arriver. En espérant qu'elle sera au niveau des prémices posés ici !

Tonto
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le 25 sept. 2023

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