Ce tome est le premier d'une histoire en 2 parties, complète et indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2015, suite à une prépublication en anglais chez l'éditeur IDW, elle-même précédée par une campagne de financement participative. Le scénario est de Pierrick Colinet, les dessins, l'encrage et la mise en couleurs ont été réalisés par Elsa Charretier.
En 1964, quelque part dans le comté de Nye (désert du Nevada), Teddy se rend sur le lieu d'une anomalie temporelle signalée. Son métier consiste à faire disparaître ces anomalies (les détruire), afin de préserver l'intégrité de la trame temporelle. Elle bénéficie de l'assistance à distance d'Ulysse Borges, un technicien basé dans les bureaux d'une brigade gouvernementale.
Lors d'une de ces missions de correction d'anomalie temporelle, elle se retrouve face à une anomalie qui remet en cause ses convictions de par sa charge émotionnelle et affective. Incapable de mener à terme sa mission et ayant transgressé les règles de sa profession, elle se retrouve dans le collimateur de l'inspection générale.
Dès la couverture, les dessins d'Elsa Charretier dégage un parfum de séduction irrésistible. Son héroïne est tout en courbes harmonieuses, avec de véritables hanches (une hérésie par rapport aux jeunes femmes longilignes peuplant les récits d'aventure habituels), une taille de poitrine raisonnable, et une petite mèche rebelle indomptable (réminiscence de la houppe de Tintin ?). De fait, le pouvoir de séduction de ce dessin de couverture se retrouve à l'identique dans les pages intérieures.
Teddy est une jeune femme très séduisantes du fait de ses mensurations particulières, de son visage lisse aux traits expressifs, de ses tenues vestimentaires fonctionnelles sans être insipides (et en plus elle dispose d'une véritable personnalité). Le lecteur prend grand plaisir à suivre les évolutions de ce personnage charmant, ainsi que des autres également représentés avec une forme de simplification évoquant parfois des bandes dessinées pour la jeunesse, et souvent les graphismes de Darwyn Cooke (voir par exemple La Nouvelle Frontière ou encore Parker). Le choix d'une esthétique rétro (années 1960) confère un charme intemporelle au récit, qu'il s'agisse des personnages ou des lieux.
En fonction des séquences, l'artiste représente avec plus ou moins de détails l'environnement dans les arrière-plans. Le désert dans la scène d'introduction comporte quelques particularités, mais les cases ne rendent pas compte de la texture des roches ou du sable, ou du discret écosystème de cette région. Les décors deviennent plus substantiels en ville ou en intérieur où elle s'attache à apporter plus de détails. Comme dans toutes les bandes dessinées, il appartient à l'artiste de doser le niveau d'informations visuelles dans chaque case, ou à l'échelle d'une séquence. Elsa Charretier s'affranchit ainsi parfois de dessiner des arrière-plans le temps d'une case, d'une scène ou même d'une page. Mais l'effet produit n'est pas celui de l'économie.
Comme en atteste les 2 pages de texte en fin de volume où elle évoque le degré d'échange avec le scénariste, lorsque les décors disparaissent, le découpage en case devient conceptuel pour faire ressortir l'état d'esprit du personnage concerné, ou le cheminement de sa pensée. Cela aboutit à des séquences saisissantes, comme lorsque les différents arguments d'une discussion intérieure s'incarnent sous forme de différents personnages, ou par le recours à des logigrammes décisionnels parfaitement intégrés à la composition de la page, et au langage corporel des personnages.
Au final, le côté simplifié et très plaisant à l'œil des dessins procure un plaisir esthétique immédiat pour le lecteur, et se combine avec les compositions de pages pour apporter un plaisir de lecture visuel remarquable. Ce choix esthétique permet également aux auteurs de représenter une scène d'amour physique, sans sentiment de voyeurisme ou de connotation pornographique du fait du degré de simplification de la représentation (par d'auréoles ou de mamelons par exemple, juste une protubérance), et d'ainsi mettre au premier plan les émotions des personnages.
L'intérêt de ce tome ne se limite pas à la partie graphique aussi séduisante soit-elle. Le scénariste a construit un récit avec plusieurs facettes. Pour commencer il y a une aventure intrigante sur fond de voyages temporels. Colinet s'amuse un peu avec le futur, et un peu avec le passé (avec bien sûr l'inclusion d'un dinosaure), en donnant un côté intemporel à son histoire en la situant dans un passé assez lointain pour qu'il soit déjà nimbé de nostalgie (les années 1960). Rapidement, l'intrigue se recentre sur Teddy qui doit gérer cette anomalie déstabilisante, délaissant le côté touristique des voyages dans le temps, mais pas leur mécanique. Pour un habitué de ces voyages, la révélation en fin de ce premier tome n'est guère surprenante, mais elle est largement rehaussée par la situation dans laquelle se retrouve Teddy.
Le travail d'équipe entre le scénariste et la dessinatrice insuffle une forte personnalité au personnage principal, ce qui génère une forte empathie chez le lecteur, et permet une projection émotionnelle dans sa déstabilisation. La rencontre avec cette anomalie la contraint à une remise en question des convictions et des valeurs culturelles les plus enracinées en elle. Non seulement le personnage de Teddy présente une grande épaisseur en termes de caractère, mais en plus l'ébranlement de ces certitudes est provoqué par l'exercice de sa profession, et plus encore par la nature même de sa profession. L'usage des voyages dans le temps est toujours un pari risqué pour un scénariste, car il est très difficile de concevoir une intrigue qui ne se prenne pas les pieds dans le tapis avec les paradoxes temporels, ou qui ne se heurte pas au fait qu'il suffit au voyageur temporel de revenir quelques heures avant que tout n'ait commencé pour éviter les événements.
Pierrick Colinet a pris l'hypothèse de l'immuabilité du flux temporel, conformément à celle émise par un scientifique comme Stephen Hawking. Cela fait de Teddy, une agente de l'ordre établi, préservant le statu quo. Il ne s'arrête pas à cette mise en cohérence entre l'existence du personnage et ce qu'il lui arrive, il met également sa situation en perspective de la pensée philosophique de Jean-Paul. Il cite un extrait de L'existentialisme est un humanisme (1946). Il met en œuvre l'aphorisme "L'homme est condamné à être libre" (plutôt que "L'existence précède l'essence"). Au lieu d'être un concept plaqué par-dessus la narration, l'existentialisme est cœur du récit, intégré de manière naturelle. Au contraire de l'être humain, l'essence de ce récit a précédé son existence.
À la fin du récit, le lecteur a le plaisir de pouvoir prolonger son immersion dans cet environnement grâce à plusieurs bonus. Pour commencer, il y a un article de 4 pages rédigé par Katchoo Scarlettinred, sur la visibilité de l'homosexualité dans le médium des comics, couvrant du début du vingtième siècle jusqu'à nos jours. Par la force des choses, il ne peut pas être exhaustif et citer tous les personnages dans le menu détail (allant de la grande folle comme ressort comique, au plus subtil pour ne pas effaroucher les censeurs). Très bien documenté, cet article permet de se faire une idée de l'évolution de la représentation des homosexuels dans les comics, autant ceux de Marvel et DC, que les indépendants (par exemple "Love and Rockets" des frères Hernandez), ou même des comics underground spécialisés.
Le lecteur découvre ensuite 6 couvertures alternatives, dont 3 réalisées par Elsa Charretier, 1 par Stéphanie Hans, 1 par Tim Sale, et la dernière par Charlie Adlard. Il y a également 2 pages de croquis et 6 pages du script du scénario des pages 1 à 7 du premier épisode.
Cette première partie d'Infinite Loop est une très belle découverte, immédiatement séduisante par l'esthétique de ses dessins, et qui révèle plusieurs niveaux dans le plaisir de la lecture : l'intelligence graphique de la composition des pages, le degré de divertissement de l'intrigue, l'intelligence du propos philosophique, le charme de sa protagoniste, la justesse de la sensibilité émotionnelle.