La sortie de coma de Tchen Qin est lente. Afin de structurer les aventures à venir, Cothias en fait un amnésique partiel : il a oublié son identité personnelle, sa condition sociale (primordiale dans un Japon du XIIIe bourré de hiérarchie et de préjugés sociaux : voir planches 12-13, 32); par contre, il se souvient très bien des moeurs et coutumes de la société où il évolue. Artifice conventionnel de tout bon scénario de quête de soi : Tchen Qin est « mort » en hiver et renaît au printemps (planche 24) ; voir « Le Seigneur des Anneaux » pour ce genre de corrélation.

La datation des évènements se précise : on est « plus d’un demi-siècle » après la famine de 1230 (ce qui « colle » avec les possibilités de Tchen Qin de rencontrer ensuite Marco Polo), et probablement sous le règne du Hôjô Tokimuné (1268-1284) (planche 31).

Ce volume replonge donc Tchen Qin dans le réel des conflits et atrocités perpétrés par Oshikaga et Kôzô (planches 26, 33 à 41).

Cothias, pourtant, réussit à caser entre les horreurs diverses nombre d’éléments intéressants de la civilisation japonaise, et la longueur de l’exposé, dans chaque cas, dévoile la préoccupation didactique ainsi qu’un certain goût pour le pittoresque : un mythe d’origine sur le contraste de régénération entre serpents et humains (planche 1). Statut de l’esclavage (planche 31) ; règles d’exercice de la justice (planches 34 et 35).

Par contre, il ne faut pas trop en demander à Cothias pour se retenir de cracher son rationalisme desséché sur les discours religieux et mythologiques : finalement, le voyage de Tchen Qin aux portes de la mort n’était qu’un délire parmi des « figures symboliques empruntées à l’imagination de son temps », dixit Maître Oda himself (planche 11). Joli couplet sceptique dans la bouche de quelqu’un qui raconte des histoires de l’Empereur Céleste aux bouseux locaux ! Et Tchen Qin remet une couche de mépris sur les croyances liées aux Kamis lors du retour du printemps (fête de Tarotsuitachi, planche 24) ; finalement, contrairement à ce que dit Maître Oda, Tchen Qin n’est pas en communication si parfaite avec les « figures symboliques empruntées à l’imagination de son temps !». Et le discours du moine Nichiren (planche 42) est assez ambigu : le mot « symbole », aux yeux de Cothias, est à peu près synonyme de « factice » ou « bidon »...

Socialement, le discours émancipateur de Cothias transparaît dans le discours de Maître Oda et de Wako (planches 30 à 32).

La Marâhachibu Mara qui a recueilli Tchen Qin est présentée comme particulièrement exclue du monde des gens honorables : c’est une prostituée, une paria en somme. (En fait, « murâhachibu », plutôt que « marâhachibu », désigne l’acte de mise à l’écart lui-même, plutôt que la personne discriminée).

La figure de Maître Oda enseignant la sagesse à des paysans illustre l’intimité entre les quêteurs de spiritualité et la lie du peuple (planche 2).

Mais Adamov devient grandiose dans la reconstitution de paysages et d’édifices japonais du XIIIe siècle : côté villages, des cases-paillotes tantôt rondes, tantôt rectangulaires, dotées d’enclos minuscules (planche 2) ; cases rondes sur pilotis (planche 32), ce qui n’est pas courant dans le reste de l’Asie, où les maisons sur pilotis sont d’ordinaire carrées ou rectangulaires; palissades sommaires, avec entrée encadrée de deux tours en bois, ouvrant sur des chaumières ordonnées selon un plan incertain autour d’un édifice central à plusieurs niveaux (planche 29) ; côté demeures aristocratiques, le château de Kôzô (planche 3) : corps de bâtiment central carré, toit à quatre versants percé de quatre lucarnes, chemin de ronde couvert avec poste de défense en encorbellement des quatre côtés, donnant vers l’extérieur par des meurtrières, élégance des tuiles ornementales des rives de toit ; raffinement des décors intérieurs (planches 3 à 5). Le portail de la planche 22 vaut le coup d’œil.

Kôzô gagne toujours davantage la haine du lecteur par les atrocités auxquelles il se livre : pisser sur le sympathique Kaï, éborgner Maître Oda. Fielleux et pervers à souhait, il ne dévoile pas encore le fond de ses projets, mais on sait maintenant qu’il y a un grand patron qui mène le complot, et ce ne peut être que lui. On pressent que ce super-méchant sera confronté tôt ou tard à Tchen Qin.

Pimiko sort peu à peu de son seul rôle d’addicte à Tchen Qin (dont elle fait le deuil en dernière planche) pour affirmer son personnage de manieuse de sabre sans scrupule (planches 27-28). De ce fait, elle devient plus cynique et moins sympa.

Pour épicer son récit de scènes érotico-scatologiques, il arrive à Cothias de prendre pour prétexte la personnalité ethnographique du Japon, et même de nous gratifier d’une note en bas de page 6, sur l’homosexualité. Ce qui lui permet de nous servir des travestis ridicules qui prostituent des enfants impubères, dont le gamin-gamine de la planche 5 éveille indiscutablement les désirs. On apprécie le combat de Kôzô, nu, et en pleine débandaison (planches 17 à 22) après une gâterie par un gamin travesti en fille. Quant au vieux Nichiren, qui s’incruste dans l’intrigue, ce n’est pas seulement par mépris qu’on continue à l’appeler « vieux bouc » ; ce vieillard maigrichon commence à faire des propositions à Pimiko. Il ne craint rien, le vieux ! On rappelle que Nichiren a vraiment existé, que ce n’est pas le premier venu, puisqu’il a fondé une école bouddhique majeure, et que le surnom de « Vieux Bouc » ne se trouve pas dans l’ensemble de la titulature honorifique dont il a été gratifié...

Dans l’ensemble, un assez bon équilibre entre l’action, la méditation, le didactisme et la quête de soi. Le langage de Cothias, volontairement soutenu, fait mieux passer les scènes de perversion en leur conférant un statut d’observation quasi ethnographique. Personne n’est dupe, mais ça fait toujours bien.
khorsabad
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le 5 mai 2013

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