NB : Cette critique porte sur l'intégrale en noir et blanc
S’il est une œuvre emblématique d’Alejandro Jodorowsky et Mœbius, c’est bien L’Incal. Chorale, d’une inventivité folle, jamais loin des considérations métaphysiques, porteuse d’un propos universel et multidimensionnel, cette série culte place le détective John Difool face à des péripéties haletantes et des menaces d’ampleur biblique.
On ne sait pas très bien sous quelle angle aborder L’Incal. Faut-il mettre en exergue les dessins raffinés de Mœbius ? La structure élaborée des planches ? La galerie de personnages tous plus mémorables les uns que les autres ? Le rythme échevelé ? Les questions morales et existentielles ? La vérité, c’est que toutes ces caractéristiques de l’œuvre d’Alejandro Jodorowsky et Mœbius concourent à parts égales à l’identité d’une bande dessinée aussi étonnante que sensationnelle.
Expurgée de ses couleurs originelles, cette intégrale est l’occasion de redécouvrir un univers quasi inépuisable. Modeste détective, John Difool croise par hasard la route de l’Incal, « une petite boîte sans rien de particulier », mais surtout un objet convoité de tous et « un engrenage à emmerdements d’une taille réellement cosmique ». C’est le début d’un long chemin de croix qui va mener notre antihéros, friand de ouiski, d’homéoputes et de cigares, face aux personnalités les plus illustres de son temps : les gardiennes de l’Incal, un tueur légendaire, le président, le chef androgyne de la galaxie…
En ce sens, l’Incal va agir à la fois en tant que catalyseur et révélateur. Il donne ses impulsions au récit et contribue à révéler les différentes strates d’un monde débordant d’imagination. On trouve ainsi dans le scénario d’Alejandro Jodorowsky une société hyper-hiérarchisée, verticale au sens propre comme au figuré. Des robfliks y côtoient des gardes présidentiels bossus, des aristos du cône de surface, des Bergs extraterrestres, un oiseau doté de la parole, une techno-cité sectaire, une planète-prison hostile, une Impéroratriz androgyne, des téléaddicts suspendus à leur poste… La diversité des lieux et des protagonistes constitue sans nul doute la principale richesse de L’Incal.
Il est cependant tout aussi passionnant d’analyser la manière dont Jodorowsky et Mœbius perçoivent leur environnement. Les Techno-Technos forment une secte de scientifiques, la télévision se fait omnisciente et transforme les individus en bovins amorphes avec des émissions telles que « Pipi Caca Popo » ou « Exécutons un rebelle », des bioséparateurs sont employés afin d’extraire des thyroïdes ou des tympans sur des cadavres, des city-émeutes font l’actualité, des tempêtes de déchets ont cours, le président se fait cloner indéfiniment, etc. Difficile de ne pas y déceler une critique en règle de la société d’alors. Et comme toute dystopie, L’Incal finit malheureusement par être d’une actualité brûlante : « Les hommes ont pourri le coeur de la planète. […] Dans un lointain passé, cet endroit fut un véritable paradis ! »
Le rythme est échevelé, les rebondissements s’amoncellent et, finalement, John Difool devient malgré lui le protopère de 78 billions d’enfants arborant tous son visage et le haïssant profondément. C’est aussi cela L’Incal : la mutation d’un jouisseur adepte du crédit sexuel en père accidentel et honni. Une trajectoire quelque peu saugrenue, certes, mais en adéquation parfaite avec l’œuvre d’Alejandro Jodorowsky et Mœbius.
Sur Le Mag du Ciné