Autant par sa ligne claire vigoureuse et peu insistante sur les détails, qui situe le dessinateur dans la filiation d’Hergé et Jacobs, que par sa capacité à suggérer une époque révolue (ici, les années 1950-1960 – planche 10, on devine 1956 grâce à une référence à l’invasion de Budapest par les Soviétiques) au moyen d’allusions discrètes ou des éléments de décor (ce en quoi excellait Franquin), Yves Chaland s’est tracé une voie personnelle et lisible dans la bande dessinée. Itinéraire interrompu à l’âge de 33 ans par un déplorable accident de voiture.

Cet album abonde en architectures suggestives, en statues (un des personnages est sculpteur), en jardins, en vues sur la ville de Cassis à une époque où elle n’était pas cancérisée par le tourisme de masse (planche 44). L’intérieur douillet et intimiste de la maison du sculpteur a parfois des airs de l’appartement de Mortimer dans « La Marque Jaune » (planches 18, 22-23).

Le scénario et le rythme du récit sont nettement moins clairs. D’un bout à l’autre du récit, le petit port de Cassis est en proie à une tempête et à des pluies qui dissolvent les terrains et provoquent des éboulements (ce qui n’est pas vraiment dans les habitudes de cette petite cité, nichée dans une anse rocheuse à deux pas de Marseille). Le côté insolite de ces intempéries persistantes suscite déjà un sentiment de fantastique. Il semble qu’une comète qui passe par là à ce moment endosse la responsabilité de ces perturbations météorologiques, donnant un sentiment de fin du monde (planche 43) dans ce petit port peuplé de mâles bornés. Cette comète (planches 33, et 43 à 46) a quelque chose du corps céleste qui engloutit l’Atlantide dans l’oeuvre de Jacobs. On est, là aussi, proche de l’un des impératifs du récit fantastique : une communauté inquiétante coupée du monde par les forces de la nature.

Le récit n’est pas simple : Freddy Lombard (dont la houppe tintinesque est une référence), et ses deux amis Sweep et Dina sont supposés faire de la plongée dans le coin pour récupérer de vieux morceaux d’amphores. Déjà, avec le temps qu’il fait, il faut avoir le moral. Mais, en plus, ils sont traités en exclus (en « romanichels » qui ne doivent pas dormir sur les plages parce que c’est interdit – planche 23) par les bornés du coin. Très bizarre. Pourquoi se sont-ils installés dans une grotte marine, et pas dans une auberge, même miteuse ? Leur exclusion suggère un besoin de se démarquer du monde pour accomplir quelque mission.

Les grands axes de l’intrigue ne sont pas plus limpides : une fille tunisienne, Alaïa, débarque dans le coin, est prise comme modèle par un sculpteur méchant qui la bat, et qui aurait peut-être tué sa soeur après avoir fait sa statue. Au début, un cadavre est bouffé par les crabes, et peut-être est-ce la soeur d’Alaïa (photo planche 7 – peut-être tuée par le sculpteur – planche 13). Un pivot de l’action est une caricature du professeur Piccard, et de son « Brathyscaphe » très hergéen-jacobsien (planche 14), mais ledit professeur a l’air quand même un tantinet dérangé. Le sculpteur du coin, violent et brutal, hanté jusqu’à la pathologie par le souci de l’oeuvre parfaite, a une tête qui rappelle Landru.

Et, à partir de la planche 11, le récit se révèle comme étant à double fond (au moins) : le récit serait une transposition de l’intrigue de « Salammbô », de Flaubert, avec des citations parfois littérales de l’illustre romancier. Le sculpteur méchant est supposé être une résurgence / réincarnation (???) d’Amilcar, (père de Salammbô), hostile à ce que sa fille aime un mercenaire Barbare (planche 11) ; du coup, la marginalisation de Freddy et de ses copains en fait des « Barbares » - et, ça ne rate pas, Freddy et Alaïa partent amoureusement ensemble, au grand dam de la très mignonne Dina, qui aime Freddy. L’embêtant, c’est qu’Alaïa n’est pas la seule à prétendre pouvoir incarner Salammbô : Dina (planches 16 et 17), dans un contexte particulièrement dramatique et tumultueux, récite la prose étincelante de Flaubert décrivant Carthage (donc, en totale discordance avec le contexte), en établissant un parallèle entre la relation entre Mathô et Salammbô d’une part, et d’autre part entre Freddy et elle-même. Cette scène complètement irréaliste est d’une spéciale beauté.

L’atmosphère du récit est assez onirique-initiatique : la rupture avec le monde « réel » est soulignée par l’incongruité de la découverte par Freddy d’une caisse contenant en quantité des postes de radio à transistors, (planche 10), qui récitent chacun musique et informations en discordance les unes avec les autres, tandis que Freddy semble ironiser en jouant les chefs d’orchestre sur ce capharnaüm sonore. La notion de rêve ou délire est récurrente : le délire d’Alaïa (planche 9), parlant de Carthage. Surtout, le rêve-délire des planches 31 à 33 où Freddy et ses amis sont supposés transportés dans le camp des mercenaires de « Salammbô », devant Carthage. Et le plan invraisemblable élucubré par Freddy dans la planche 46 met un terme déconcertant à cette aventure.

Le poème récité par Freddy planche 18 est tiré des six derniers vers du sonnet « La mort des artistes », de Baudelaire (dans « Les Fleurs du Mal », CXXIII)), en situation dans la mesure où ces vers semblent décrire la problématique du sculpteur. Les références littéraires courent donc comme un fleuve souterrain, au-dessous de la narration manifeste.

Des allusions érudites confirment l’enracinement antique des enjeux du récit : « Fugentem Italiam », planche 12 ; Phidias ; Euripide (planche 17) ; Philoctète ; Ménélas (planche 22) ; toujours planche 22, on n’aurait certes pas de quoi remplir un volume avec les fragments insignifiants qui nous restent du poète grec Hipponax, et de l’historien grec Théopompe ! Mais le côté sexuel d’Hipponax n’est sans doute pas pour déplaire à Yann.

La rupture entre Freddy est ses amis est assez claire : il mène ses enquêtes tout seul, laissant dans son dos Sweep médire de lui, et Dina sangloter.

Le rythme conventionnel du récit est bizarrement brisé par des ellipses incongrues : planche 11, aucune conséquence de la destruction de l’amphore par Freddy n’apparaît (alors que Sweep eût dû en toute logique écumer de rage), et, dès la vignette suivante, Freddy est parti pour une de ses expéditions solitaires. Rupture brutale entre les planches 15 et 16 : il faut deviner, au début de la planche 16, que Sweep est parti en plongée « archéologique », car le dernier contact que nous avions eu avec les héros, était la rencontre entre Freddy et Alaïa dans le jardin du sculpteur – ce qui n’a rien à voir ! Même genre de saut méprisant toute transition à la planche 17, où les héros se trouvent dans une vignette inondés, cul par-dessus tête, et dans la vignette suivante, Freddy est dans le jardin du sculpteur, sans que les auteurs nous fassent la moindre aumône d’un bandeau explicatif. Planche 23, deux vignettes laconiques permettent à peine à Freddy de placer sa séquence nocturne d’interrogations rhétoriques tirées, suppose-t-on, de Quintilien, entre la scène dramatique du sculpteur battant Alaïa, et un petit matin paisible où Freddy enquête à nouveau. Et on a peine à suivre Alaïa entre les planches 27 (elle tire sur le sculpteur) et 28 (elle pique une crise dans la grotte des héros).

On remarque que les intempéries cessent quand la comète est passée, et qu’Alaïa a disparu : Alaïa-comète serait alors une résurgence fantasmatique de Salammbô lorsque le confort de l’existence quotidienne s’estompe. Et, au finale, les statues détruites restituent la réalité : les références antiques du sculpteur sont brisées, et la majesté de Carthage n’était qu’un rêve.

Un récit obscur, plein de références, d’ellipses et de sous-entendus, qui demande au lecteur un effort de décryptage personnel, dont il ne trouvera les clefs que dans ses propres tréfonds.
khorsabad
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le 21 déc. 2014

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