Pour ce qui pourrait être sa dernière bande dessinée, Jean-Marc Rochette nous gâte avec cette extraordinaire déclaration d’amour à la montagne, aux ours et à la belle Jeanne. Édouard Roux est un colosse roux élevé comme un sauvage par sa mère sur le plateau du Vercors. Cette dernière était un peu sorcière, ne prétend-on pas qu’elle parlait aux ours et aux loups ? Édouard a fait la guerre, il s’est battu et y a perdu son visage. Depuis, Édouard est une gueule cassée, un marginal qui fuit toute société.
Le scénario de Rochette part d’un cruel fait divers, la grande battue qui, en 1898, a vu la mort du dernier ours du Vercors. Or, selon la mère d’Édouard, l’extinction des grands mammifères annoncera la fin de notre monde. Édouard descend d’une longue lignée de paysans montagnards à la chevelure rousse, tous amis des ours. De mémoire d’homme, l’ursidé a toujours régné en maître sur la montagne. Il ne craint pas l’homme, seul l’homme a peur de l’ours. Alors, l’homme s’est lancé le défi de domestiquer la nature et, au fil des siècles, il y est parvenu, il l’a l’avilie.
Une jeune sculptrice animalière parisienne rend à Édouard un visage. Jeanne Sauvage est forte, libre et droite. Avec Jeanne, Rochette propose un très beau personnage. Jeanne et Édouard vont s’aimer. Après un court séjour à Paris, celui de Chaim Soutine, Aristide Bruant et Jean Cocteau, Édouard l’initie à la montagne et à la vie sauvage. Il lui livre ses secrets et l’aide à produire son chef d’œuvre. L’histoire est dure, les mondes de l’art et de la justice n’en sortent pas grandis. Jeanne et Édouard vont lutter, avec courage, mais sans haine. Unis, ils affrontent la bêtise, la malhonnêteté et la maladie. Le ton est froid. Rochette raconte, sans commenter, ni ironiser. Lui qui vit avec sa compagne sur un haut plateau, il témoigne que c’est ainsi que, désormais, les hommes vivent. Les animaux sont moins cruels.
Merveilleusement simple, le dessin va à l’essentiel. Quelques aplats de couleurs froides égayent ses planches, réchauffent ses montagnes. Si ses personnages paraissent sombres et peu expressifs, toute l’émotion passe par le texte. Attention, jamais vous n’oublierez l’histoire de Jeanne et Édouard. Il faut lire, et faire lire, Rochette.