Ce tome est le premier d’une série qui en compte treize et trois hors-série. C’est également le début du cycle ottoman, composé des quatre premiers albums. Sa parution originale date de 2001. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Mirallès pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par le scénariste.
Au début des années 1960, Kim Nelson, une jeune femme se trouve à Ankara, dans un café. Elle est à la recherche d’un djinn, d’une ombre… celle de sa grand-mère… De ses racines aussi, elle suppose. C’est un voyage qui sera long. Un voyage dont elle ne reviendra pas intacte. On ne revient jamais intacte lorsqu’on se frotte à un djinn… Assis en face d’elle, son interlocuteur Kémal lui explique qu’il n’a rien trouvé : les dossiers manquent. Il s’est renseigné auprès de ses collègues, en vain, personne n’a pu l’aider. Elle lui demande à qui elle doit s’adresser maintenant. Il répond qu’il connait un libraire dans la vieille ville, chez Thesos. Il possède de vieux documents, très rares, c’est surprenant parfois ce que l’on découvre chez lui. Elle pense que ça vaut peut-être le coup de tenter, mais que c’est décourageant. Il se lève et lui indique qu’il la tiendra au courant. Il s’en va, elle se lève et laisse un pourboire. Alors qu’elle passe devant lui, un jeune homme, bien fait de sa personne, lui dit que chez Thesos n’est pas la bonne adresse. Surprise, elle se retourne. Il continue : il y a mieux si elle veut obtenir des informations, il pense à la photographie qui se trouve dans son sac à elle. Il ajoute : quand elle est entrée, quelqu’un l’a bousculée, c’était lui, mais il cherchait autre chose, et il lui rend la photographie en question.
Jade reprend son bien d’un geste vif en le traitant de voleur. Ibram Malek explique que cela permet de gagner du temps, et son temps est précieux. Cette photographie, c’est le début d’une piste pour elle. Il ignore quels sont ses motifs, et il ne s’en soucie guère d’ailleurs, mais il peut l’aider à remonter cette piste. Il devine que l’homme représenté, sur ce document, c’est le sultan Murati. Elle acquiesce et demande s’il peut la renseigner à son sujet. Il répond qu’il peut lui répéter ce que l’on apprend dans les livres, mais il suppose qu’elle désire en savoir plus. Il lui dit qu’il viendra la chercher ce soir, à son hôtel, qu’elle se fasse belle car ils iront à la maison clause de Dame Fazila. Kim Nelson est troublée, elle aurait dû gifler cet homme, le renvoyer. Au lieu de cela, le soir-même dans sa chambre d’hôtel, elle se surprend à l’attendre, et lorsque le téléphone sonne, elle répond simplement qu’elle est prête et qu’elle descend. Assis à une table du hall désert de l’hôtel, il lui demande si elle est prête, prête à payer de sa personne. Il se rendent dans un établissement de bain et il lui dit de se déshabiller. Si elle veut remonter le temps, il ne s’agit pas de tricher. Il faudra qu’elle se montre telle qu’elle est : corps et âme, car elle sera jugée. Mais il pense qu’elle pourra s’en tirer, et elle peut se rassurer, il l’accompagnera.
Dans son introduction, le scénariste développe plusieurs thèmes. Le premier est relatif au corps : Tout part du corps, tout ramène au corps. Corps exposés dans les harems, corps déchirés sur les champs de batailles. Corps convoités, corps abandonnés. Le second correspond à la période et l’endroit dans lesquels il a choisi de situer son récit : la Turquie en 1912, vue à partir du même pays cinquante ans plus tard, en particulier en connaissant les conséquences de l’alliance avec l’Allemagne. Enfin, il évoque la mythologie des harems, avec ces clichés, et sa conviction que : Le corps d’une femme restera toujours le pouvoir suprême devant lequel plient les hommes. Il pose la question provocatrice : Car qui du maître ou de l’esclave, détient le pouvoir ? Quant à l’amour triangulaire, il cite le romancier Jun'ichirō Tanizaki (1886-1965) et la réalisatrice Liliana Cavani (1933-). Le lecteur familier de l’œuvre du scénariste sait que l’Histoire lui sert de trame de fond et qu’il s’autorise à réarranger la vérité historique pour servir son récit, indépendamment de la qualité des recherches de son travail préparatoire. Il a agi ainsi dans plusieurs de ses séries comme [[ASIN:2803670577 Croisade]] (8 tomes, 2007-2014) avec Philippe Xavier ou [[ASIN:2505089477 Double Masque]] (6 tomes, 2004-2013) avec Martin Jamar. Le lecteur ressent bien que cette série s’inscrit dans cette veine-là : absence de personnages historiques, mise à part une référence à Enver Pacha (1881-1922), lieux imprécis à part pour Ankara.
Une couverture peinte magnifique, qu’il s’agisse de la première édition avec Jade agenouillée sur son divan dans des tons brun et orange, ou allongée sur un voile vert, avec des touches jaunes. Les dessins à l’intérieur sont réalisés de manière traditionnelle : des formes détourées par des traits encrés noir, et une mise en couleur de type aquarelle. L’artiste réalise des dessins dans un registre réaliste et descriptif : un détourage minutieux, avec un trait fin et délicat, quelques aplats de noir élégants, une grande attention au détail. Le lecteur commence par découvrir cette vision d’Ankara à partir du fleuve. Le lecteur observe la finesse du tracé des bâtiments ainsi que la belle couleur bleutée qui l’habille. Puis vient l’intérieur du café, avec des murs de ton brun et ocre, les tables et les chaises bien sûr, ainsi que étagères, et plus discret une peinture d’un homme et son âne sur le mur du fond. La dessinatrice prend le temps de représenter chaque lieu, lui donnant un cachet spécifique : la vue d’ensemble de la façade de l’hôtel, puis celle sur les toits d’un quartier populaire baignant dans le même bleu de la nuit. Le lecteur est ensuite surpris par les salles vide de l’établissement de Dame Fazila, avant de passer dans une grande salle évoquant un hammam avec de délicates bandes de vapeur, les tables de massage dans une autre partie, et enfin une chambre privée avec son divan et ses coussins moelleux.
Ainsi l’artiste donne à voir les différents lieux correspondant à l’imaginaire ou à la mythologie que souhaite développer le scénariste en 1912, à partir de clichés et de lieux communs, avec une constance qui finit par les rendre tangibles et plausibles. Les felouques sur le fleuve dans une belle lumière dorée, au milieu d’un vol d’oiseaux blancs, la piscine du harem, le magnifique bureau du sultan Murati avec ces meubles ouvragés et ses colonnes murales, sa pièce de réception en terrasse également emplie de coussins, la grande tente avec ses superbes tentures en plein désert, le temple dans la pénombre avec ses cobras, pour finir par la présentation d’une femme au harem. Le lecteur est tout aussi aux anges au temps présent du récit : ce café interlope, la riche demeure d’Amin Doman au bord de la mer avec sa terrasse et ses persiennes, la librairie de Thesos regorgeant d’ouvrages, les maisons en bord de fleuve vues à partir d’un canot à moteur, etc. Le lecteur regarde également avec un œil curieux les personnages. Les hommes : Kémal assez trapu et vaguement inquiétant par son manque de franchise et la force que l’on devine en lui, Ibram Malek grand et bel homme bien découplé, le magnifique masseur noir au hammam, le vieux sultan Murati bien conservé avec sa barbe blanche, Amin Dorman grand et fort également dans son costume de marque avec cravate, Harold Nelson beau militaire dans son uniforme militaire, le photographe Samuel avec son visage trop souriant pour être honnête.
Bien évidemment, le lecteur accorde la même attention aux personnages féminins : Kim Nelson et Miranda Nelson au corps jeune et longiligne, évoquant parfois des adolescentes, et Jade au corps de trentenaire athlétique, Dame Fazila sa cigarette à la bouche, la peau un peu desséchée, vraisemblablement la soixantaine. Bien sûr, le thème du harem suscite des stéréotypes visuels dans l’esprit du lecteur et les auteurs tiennent cette promesse, comme l’écrit le scénariste dans son introduction. Des corps exposés, des corps désirés et désirables. Kim Nelson a vite fait de se retrouver nue sous les mains du masseur, dès la page neuf, qui va glisser une main entre ses cuisses. Jade apparaît nue assise sur le divan du sultan Murati, Djoua est en train de se baigner nue dans la piscine du harem. Puis Jade et Miranda vont se baigner nues dans la piscine du sultan. L’artiste dessine ces corps de manière frontale, sans s’attarder sur les parties génitales, celles des hommes n’étant pas représentées. Il s’agit donc plus d’une forme d’érotisme sensuel et léger, sans être hypocrite. Le lecteur ne sait trop quoi penser de Kim : une jeune femme à demi consciente des dangers auxquels elle s’expose, vraisemblablement consciente de son pouvoir de séduction et refusant le rôle de victime tout en étant prête à expérimenter en étant à la frontière du consentement. De son côté, Jade apparaît comme une séductrice et manipulatrice usant sciemment de ses charmes avec expertise. Miranda découvre le plaisir de la chair, la volupté des relations charnelles, prête à beaucoup de choses par amour. Le lecteur repense aux deux phrases présentes dans l’introduction. Le corps d’une femme restera toujours le pouvoir suprême devant lequel plient les hommes : une déclaration très affirmative, une généralité qui soufre des exceptions, et en même temps, au vu du chiffre d’affaires de l’industrie pornographique, un cliché qui tient la route. La deuxième phrase apparaît beaucoup plus pernicieuse : Car qui, du maître ou de l’esclave, détient le pouvoir ? Difficile de prendre parti pour le tortionnaire contre la victime, même si le lecteur comprend bien qu’ici les femmes sont attirées par des individus de pouvoir (un autre cliché) et que leur soumission devient une forme de défiance, de mise à l’épreuve d’elle-même, et de processus choisi d’émancipation, allant à l’encontre des normes sociales explicites et implicites en vigueur.
La couverture promet que cette manifestation surnaturelle d’un djinn va s’incarner dans une femme que la sensualité rendra irrésistible, une séductrice exceptionnelle, un charme fatal. Le scénariste commence par évoquer un cadre historique précis, puis privilégie l’aventure, entre enquête, intrigues de palais et de couloirs du pouvoir, initiation sensuelle à la frontière trouble du consentement. La dessinatrice montre des lieux pleinement tangibles et consistants, des personnages dignes d’acteur de cinéma, des vrais moments de sensualité. Le lecteur tombe sous le charme.