Les destins et l'histoire...
J'ai malheureusement lu ce tome sans avoir réussi à mettre la main sur le précédent, "Rue de la bombe", donc j'ai dû combler quelques trous, car on retrouve les personnages des deux livres...
Par
le 19 janv. 2015
Ce tome fait suite à Carnets d'Orient, tome 7 : Rue de la bombe (2004) qu’il vaut mieux avoir lu avant pour comprendre les relations entre les personnages. Ce tome a été publié pour la première fois en 2005, sans prépublication en magazine. Il a été réalisé par Jacques Ferrandez, pour le scénario, les dessins et les couleurs, comme tous les précédents. Il comprend cinquante-deux pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une citation de Mouloud Feraoun (1913-1962) : Il arrivera un moment où l’armée et le maquis rivaliseront de brutalité et de cruauté, les uns au nom d’une liberté difficile à conquérir, l’autre au nom d’un système périmé qu’elle s’acharne à défendre. Ceux qui font les frais de ces colères implacables les subissent sans étonnement et sans panique, ayant enfin conscience de se trouver engagés dans un circuit infernal d’où toute tentative d’évasion est devenue une utopie. Vient ensuite une introduction de quatre pages, rédigée par Michel Pierre, agrégé d’histoire, spécialiste, entre autres, de l’histoire coloniale. Il évoque la situation du gouvernement français et sa politique en Algérie, en 1957 et 1958. Il en présente plusieurs facettes : les Détachements Opérationnels de Protection, les Unités Opérationnelles de Recherche (UOR), les noms du cynisme et de la dérision pour désigner les tortures (brasse coulée, gégène, rock’n’roll, manivelle, corvée de bois), les termes lumineux et anodins pour désigner les grandes opérations militaires du général Challe (Étincelles, Jumelles, Pierres précieuses), la bleuite, les Sections Administratives Spécialisées (SAS), les wilayas, l’Armée de Libération Nationale, la force K (pour désigner les Kabyles et leur antagonisme envers les Arabes), l’Armée Nationale du Peuple Algérien (ANPA), les Moghaznis, l’opération Oiseau Bleu, etc.
Dans une zone montagneuse désertique de l’Algérie, à l’été 1957, Samia ligotée nue sur une couverture dans une petite maison de pierre voit Bouzid s’encadrer dans l’embrasure de la porte. Peu de temps après, Bouzid se rend dans l’autre petite maison de pierre qui abrite Ali, un autre prisonnier, lui aussi entravé. Il lui dit que Samia a commencé à parler. Ali ne veut pas le croire. Le premier défend le patriotisme découlant de la religion. Le second se bat pour sa dignité et celle de son peuple et il estime que si la foi anime nombre de combattants, c’est que la plupart sont analphabètes. Là où il y a la religion, c’est qu’il n’y a rien d’autre.
Non loin de là, Octave Alban et quatre soldats cheminent à pied, avec des mules chargées d’armes, sous la pluie. Ils arrivent devant une mechta et toquent à la porte. Un Arabe âgé leur ouvre et Octave prononce le début de la phrase de reconnaissance, l’autre, la seconde partie. Il leur indique que le poste de commandement a changé de place : il se trouve à une heure d’ici et les moudjahidines attendent les armes avec impatience. En réponse à une question, il confirme qu’ils ont bien deux prisonniers avec eux. Le petit groupe reprend sa marche. La pluie a cessé.
Depuis le tome 6, c’est-à-dire le début du deuxième cycle, les introductions se font plus denses, plus fournies. En fonction de son appétence, le lecteur peut préférer rentrer dans le vif du sujet et commencer par lire la bande dessinée, ce pour quoi il a fait l’acquisition de cet ouvrage. Ou bien il peut avoir pris l’habitude de jeter d’abord un coup d’œil à l’introduction pour savoir qui l’a écrite, qui apporte sa caution à cette œuvre, et la lire pour savoir quel est le point de vue du commentaire développé. Dans le cas du présent tome, l’historien se livre à une contextualisation avec plusieurs mises en perspective très édifiantes. La position du gouvernement français qui ne peut pas envisager de qualifier les conflits de guerre civile, au point que cette reconnaissance ne survienne qu’en 1999, avec une nouvelle plaque sous l’Arc de Triomphe comprenant le terme de Guerre d’Algérie. La mise en pratique de techniques de guerre psychologique apprises pendant la guerre d’Indochine par l’armée française. La mise à profit de l’antagonisme Kabyles-Arabes par l’armée française. L’importance de Mohammed Bellounis (1912-1958), militant du Mouvement national algérien (MNA). Un développement sur les Sections Administratives Spéciales, et leurs officiers au képi bleu. Après coup, il s’avère que ce texte fournit une profondeur de champ au récit en bande dessinée, qu’il permet de mieux saisir certaines phrases qui font allusion à ces organisations, à ces opérations, sans avoir la place de les détailler.
De fait, les différents personnages exposent régulièrement leur point de vue sur la situation, sur leur ressenti, sur la manière dont ils sentent qu’ils incarnent un type d’Algérien ou un autre, ou en tout cas un individu habitant et vivant en Algérie, chacun avec son origine, son histoire personnelle. De temps à autre, le lecteur peut voir que l’auteur utilise tel personnage pour exprimer telle opinion. C’est flagrant quand Ali écrit une citation d’Albert Camus (1913-1960) sur un mur : Bientôt l‘Algérie ne sera plus peuplée que de meurtriers et de victimes. Bientôt les morts seuls y seront innocents. Ça l’est aussi quand Octave se considère en tant que militaire français sur le sol algérien, ou quand Samia évoque sa participation à un mouvement terroriste arabe. Mais à chaque fois, ledit personnage apparaît beaucoup plus complexe : il ne peut pas être réduit à un stéréotype à une unique composante. Ali a choisi de rejoindre le Front National de Libération, pour autant l’idéologie du mouvement, ses valeurs, ses modes d’action ne correspondent pas à 100% à ses propres convictions. De même, l’histoire personnelle du capitaine Octave l’a conduit à écrire un article qui a été publié dans un grand quotidien algérois dénonçant les pratiques de torture par l’armée française. Samia a suivi des études de médecine : elle refuse de continuer à tuer, elle souhaite exercer sa profession et elle a une conscience aigüe du fait que les hommes arabes ne sont pas prêts à accepter de se faire soigner par une femme.
Ouvrir un tome de cette série, c’est donc s’immerger dans la société de cette époque, mais aussi voyager en Algérie, par les yeux d’un artiste amoureux de ses paysages. Dans la première planche, le lecteur peut admirer un petit groupe de maison sur un flanc de coteau, avec des contours discrètement détourés au crayon, et un rendu à l’aquarelle transcrivant avec bonheur l’ambiance lumineuse. À sept reprises, le lecteur retrouve cette mise en page particulière initiée par l’artiste au début du cycle un paysage représenté sans bordure s’étalant sur une partie de la page de gauche et une partie de la page de droite, ainsi qu’au niveau de la pliure centrale, établissant ainsi l’environnement et disposant de place pour avoir de la consistance. Le lecteur admire ainsi à deux reprises la région montagneuse et désertique dans laquelle progressent le petit groupe d’Octave Alban, en plein soleil, puis une zone un peu plus éloignée de nuit. Viennent ensuite des plateaux désertiques, une zone de désert de sable, une anfractuosité rocheuse servant d’abri à un commando militaire, une scène de foule à Alger à l’occasion du discours du 4 juin 1958 du général de Gaulle. Au fil des mises en page plus classiques, le lecteur peut également découvrir les petites maisons en pierre, l’aire de décollage des hélicoptères du bastion 23 à Alger, plusieurs vues de la ville d’Alger, le système d’irrigation d’un village dans une oasis.
Comme dans les tomes précédents, Jacques Ferrandez utilise l’aquarelle pour rendre la luminosité de chaque paysage. Alors qu’il pourrait craindre une forme de pauvreté visuelle quand les personnages discutent dans le désert, le lecteur se rend compte que ces scènes dégagent un réel charme, qu’elles l’attirent dans cet environnement à la lumière changeante, à la chaleur douce. Il en va de même pour les scènes nocturnes, avec une lumière bleutée très séduisante. Encore une fois l’amour de l’auteur pour ce pays transparaît à chaque page. Celui pour ses personnages également. Éventuellement, le lecteur peut tiquer pour la féminité délicate de la menue Samia, et sa nudité en tant que prisonnière. Pour autant ce n’est pas une image voyeuriste pour le plaisir de se rincer l’œil, mais plutôt l’évidence de la beauté humaine contrastée avec le comportement inhumain du geôlier. Samia mise à part, l’artiste ne cherche pas à embellir ses personnages d’une manière romanesque, ou à les enlaidir s’ils se trouvent du mauvais côté de la morale ou de l’Histoire. Il reste dans un registre naturaliste ce qui atteste du fait que chacun est un être humain, imparfait, avec ses contradictions. Octave Alban reste un soldat dont le métier est celui de la guerre, même s’il dénonce les tortures. Le commandant Loizeau reste un individu mu par le devoir, même s’il cautionne l’usage de la torture et de la manipulation.
En finissant la dernière page, le lecteur repense à la citation de Mouloud Feraoun mise en exergue : Ceux qui font les frais de ces colères implacables les subissent sans étonnement et sans panique, ayant enfin conscience de se trouver engagés dans un circuit infernal d’où toute tentative d’évasion est devenue une utopie. Chaque personnage fait les frais de cette guerre. De temps à autre, le lecteur se rend compte que l’auteur écrit cette histoire avec la connaissance de ce qui va advenir par la suite, avec des thèmes qui deviendront plus prégnants par la suite, comme le rôle des femmes poseuses de bombe et destinées à retourner à leur fourneau par la suite. Jacques Ferrandez parvient à réaliser une reconstitution de cette période historique en Algérie, sans se montrer exhaustif car c’est impossible avec sa pagination, mais sans rien sacrifier de la complexité de chaque situation individuelle, de l’horreur de ces conflits armés, des exactions commises par des êtres humains contre d’autres êtres humains pour des idéaux et des idéologies, par le biais de personnages très attachants pour certains, simplement humains pour d’autres, avec toujours cet amour pour ce pays qui transparaît à chaque page. Ce tome se termine avec discours du 4 juin 1958 de Charles de Gaulle à Alger, devant une foule assemblée sur la place du Forum, et le fameux Je vous ai compris.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.
Créée
le 7 janv. 2023
Critique lue 7 fois
D'autres avis sur La fille du Djebel Amour
J'ai malheureusement lu ce tome sans avoir réussi à mettre la main sur le précédent, "Rue de la bombe", donc j'ai dû combler quelques trous, car on retrouve les personnages des deux livres...
Par
le 19 janv. 2015
Du même critique
Il s'agit d'une histoire complète en 1 tome, initialement publiée en 1976, après une sérialisation dans le mensuel Rock & Folk. Elle a été entièrement réalisée par Philippe Druillet, scénario,...
Par
le 9 févr. 2019
10 j'aime
Ce tome fait suite à The Walking Dead Volume 31 (épisodes 181 à 186) qu'il faut avoir lu avant. Il comprend les épisodes 187 à 192, initialement parus en 2019, écrits par Robert Kirkman, dessinés par...
Par
le 24 oct. 2019
8 j'aime
Ce tome est le premier d'une série de 6 rééditant les premières histoires des Tortues Ninjas. Il comprend les épisodes 1 à 7, ainsi que le numéro spécial consacré à Raphael, initialement parus de...
Par
le 1 nov. 2019
7 j'aime