L’annonce fait l’effet d’une bombe : l’éminent physicien Albert Einstein s’est éteint à l’hôpital de Princeton, dans le New Jersey. Le docteur Stolz est chargé de l’autopsie. Une foule de journalistes attend impatiemment ses conclusions. Celles-ci, délivrées sous des flashs crépitants, sont sans appel : rupture d’un anévrisme situé sur l’aorte abdominale, précédemment diagnostiqué par un confrère. Le pathologiste vit peut-être son moment de gloire. Il répond aux questions fusantes des reporters avec un aplomb insoupçonné. Son directeur, qui l’estime modérément, en est le premier surpris. Qu’importe, Thomas Stolz retournera bientôt à son traintrain lénifiant : une femme acariâtre, un travail ingrat, quelques rondes amoureuses passagères auprès d’une jeune consœur neurologue.
Cette voie toute tracée, balisée comme la piste d’un aérodrome, va se voir contrariée par un geste fou : l’ablation et le vol du cerveau d’Albert Einstein. Le modeste docteur Stolz se rêve soudainement en aventurier. Au nom du progrès scientifique. Mais plus par pathétisme que par conviction. Pierre-Henry Gomont se délecte à le présenter, dans des vignettes imagées, comme un conquistador que seule la routine effraierait. Une image d’Épinal sur laquelle va pourtant buter une personnalité extraordinaire : Einstein lui-même ! Voilà le physicien théoricien ressuscité, amputé d’une partie de son crâne et prêt à suivre Thomas Stolz dans ses velléités expérimentales. Le chercheur le plus estimé du XXe siècle s’en remet entièrement à un pathologiste tout ce qu’il y a de plus banal, relégué dans les arrière-salles d’un hôpital où il n’exerce ses talents que sur « de la viande froide ».
L’association peut prêter à sourire. Elle fonctionne pourtant à merveille. Pierre-Henry Gomont parvient à entremêler la réalité et la fiction dans un récit irréaliste mais cohérent. La Fuite du cerveau suit un fil narratif passionnant, caractérisé par la poursuite du docteur Stolz par le FBI, et enrichi de propos secondaires qui ne paraissent jamais empruntés : l’anticommunisme primaire de l’agence fédérale, le comportement de prédation des paparazzis, la vie de famille, la faillibilité des diagnostics psychiatriques, les bornes éthiques de la recherche scientifique, la fascination à l’égard du génie humain, etc. Alors qu’ils cherchent à échapper au FBI, Stolz et Einstein trouvent refuge dans un asile dirigé par un savant peu scrupuleux, dont les manœuvres vont occuper, en bonne partie, la deuxième moitié de l’album.
Graphiquement, La Fuite du cerveau se montre à la hauteur des espérances. La structure inventive des planches, les dessins directs et hachurés, la pluralité des tons et l’harmonie de l’ensemble, dans une veine souvent humoristique, servent de marchepied idéal aux deux principaux protagonistes. Un pathologiste que sa femme, peu aimante, décrit comme un « boucher-charcutier » et une éminence scientifique qui s’échine, même après la mort, à faire avancer la recherche. Un binôme loufoque et terriblement attachant que Pierre-Henry Gomont place au cœur d’une histoire peu banale.
Sur Le Mag du Ciné